Les agriculteurs malades des pesticides

Serge Giard et Paul Francois
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Serge Giard et Paul Francois

Tout le monde peste contre la hausse du prix des aliments, mais ces deux hommes vivent les conséquences des pressions économiques sur l’agriculture dans leur propre chair.

Paul François et Serge Giard semblent se donner de la force l’un et l’autre, malgré leurs maladies respectives liées aux pesticides. Habituellement séparés par un océan, les deux agriculteurs sont cette fois assis sur le même canapé et ambitionnent de devenir l’oreille des revendications de leurs collègues éprouvés par ces substances, expliquent-ils de l’autre côté de la vidéoconférence.

M. François a le verbe éloquent et agile ; son combat contre Monsanto devant la justice française a duré plus de 13 ans et l’a poussé à être en contact avec des milliers de personnes. Ce producteur de céréales du département de la Charente a frôlé la mort quand, en 2004, il a inhalé les vapeurs de l’herbicide Lasso, aujourd’hui interdit dans son pays d’origine et au Canada. Il a eu gain de cause trois fois, mais l’entreprise qui commercialisait la substance, achetée depuis par Bayer, a tenté de faire casser la décision à plusieurs reprises.

Le tout dernier pourvoi de l’entreprise a été rejeté en 2020, mais M. François n’a « toujours pas reçu un sou » de dédommagement, dit-il, et la procédure pourrait durer encore plusieurs années. « On ne mène pas ce genre de combat pour devenir riche, mais il n’y a pas de honte à demander ces dommages. Ces compagnies n’ont aucun scrupule à engranger des milliards de dollars de profit. »

L’agriculteur souffre encore de lésions dans la partie gauche de son cerveau ; ces dernières causent des céphalées « très violentes », qui peuvent aller jusqu’à l’hospitalisation. Une tumeur à la thyroïde et un système immunitaire « extrêmement perturbé » l’ont forcé à de longs séjours à l’hôpital, parfois aux soins intensifs.

« Mais je vais bien », lâche-t-il, manifestant le désir d’éloigner la conversation de ses maux personnels.

Plus tard durant l’entrevue, il dira à quel point les agriculteurs se perçoivent « comme des robustes » : « On ne parle ni de nos problèmes de santé ni d’argent : on va au boulot. Si tu te plains, on te range parmi les faibles. »

Ouvrir le dialogue

 

C’est justement « ce tabou » que M. François souhaite briser en faisant la tournée de plusieurs régions du Québec pour rencontrer les agriculteurs — et le public en général.

Serge Giard renchérit. Producteur laitier puis céréalier en Montérégie, il a reçu un diagnostic de maladie de Parkinson en 2014. Un médecin a conclu après examen que son mal était lié à son exposition aux pesticides au cours de près de 30 ans de carrière. « Je l’ai vécu comme une défaite. Je n’aurais pas dû me cacher, mais c’est dur de dire “oui, je suis malade” et à cause de quoi ; on est stigmatisés d’avoir utilisé des pesticides », raconte-t-il.

M. Giard a participé à la mise sur pied de Victimes des pesticides du Québec (VPQ), association qu’il préside, et a contribué à la reconnaissance de la maladie de parkinson en tant que maladie professionnelle par Québec. La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) l’a officiellement ajoutée à sa liste en octobre dernier.

Lors d’un passage à Mont-Joli, la semaine dernière, un producteur leur a confié qu’il craignait d’inquiéter ses voisins et les passants s’il mettait tout l’attirail de protection nécessaire lors de l’épandage de pesticides. « C’est tout le côté paradoxal de devoir se protéger, non ? » constate de son côté M. François.

Ils ne sont pas là « pour juger » leurs confrères et consœurs, disent-ils chacun leur tour, mais pour les écouter et donner de la visibilité aux victimes. Ils rencontrent notamment des élus à Québec et à Ottawa cette semaine, en plus de participer à des conférences à l’Université Laval et à l’UQAM. « Ce qu’on veut, c’est sortir du silence dans notre milieu agricole. Quand on a cru dans un système et qu’on découvre qu’il nous a empoisonnés et rendus malades, c’est difficile d’en parler », poursuit M. François.

Comme ici, les producteurs français sont fatigués de se faire accuser d’être les « pollueurs » par leur utilisation de pesticides. « Quand on cherche des aliments toujours moins dispendieux, c’est sûr que ça a des répercussions. […] C’est souvent une agriculture avec pesticides », illustre Serge Giard. « Je ne connais pas d’agriculteurs qui les utilisent pour s’empoisonner ou empoisonner la planète. Il faut un nouveau dialogue avec la société. […] Arrêtons de chercher des boucs émissaires : nous avons fait fausse route tous ensemble, la problématique nous appartient à tous », continue son collègue.

La suite des choses

 

Les personnes exposées aux pesticides et diagnostiquées de la maladie de Parkinson ont jusqu’au 6 avril prochain pour s’enregistrer auprès de la CNESST. « Pourriez-vous le rappeler ? Ça va peut-être aider quelqu’un », demande Serge Giard à la fin de l’entrevue.

Mais pour sa part, il n’obtiendra aucune indemnisation. Comme bien des agriculteurs, il n’a pas cotisé au régime lors de ses années à la ferme. « C’est trop difficile d’être admissible et il y a plusieurs autres choses aberrantes dans les critères. On voudrait aussi faire inclure d’autres maladies très susceptibles d’être liées, comme certains cancers », expose-t-il.

Un travailleur agricole étranger a d’ailleurs récemment fait reconnaître son lymphome non hodgkinien comme maladie professionnelle liée à son exposition aux pesticides. Une décision du Tribunal administratif du travail (TAT) qui ouvrira peut-être « une brèche », espère M. Giard.

Romain Rigal, administrateur de VPQ, affirme aussi accompagner devant le TAT une autre victime des pesticides qui peine à obtenir une indemnisation de la CNESST.

Une action collective pancanadienne contre Monsanto pour son produit Roundup, à base de glyphosate, revient aussi devant la justice le mois prochain : on saura alors si elle recevra ou non l’autorisation d’aller de l’avant.

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