Drame dans les CHSLD: à qui la faute?

La coroner répète que son objectif n’est pas de trouver des coupables, mais d’éviter que la tragédie se répète.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La coroner répète que son objectif n’est pas de trouver des coupables, mais d’éviter que la tragédie se répète.

La ministre des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais, doit témoigner vendredi dans le cadre de l’enquête sur les décès survenus dans les CHSLD lors de la première vague pandémique. La coroner Géhane Kamel a déjà entendu deux ex-ministres de la Santé (Réjean Hébert et Danielle McCann), un sous-ministre, des directions de centres d’hébergement, un représentant de l’Institut national de santé publique du Québec et bien d’autres dirigeants encore. L’aréopage des hauts gradés totalise une quarantaine de témoins.

La coroner répète que son objectif n’est pas de trouver des coupables, mais d’éviter que la tragédie se répète. Pas de coupables, d’accord, mais des responsables alors ?

La ministre Blais elle-même a dit en entrevue à Radio-Canada l’an dernier qu’elle assumait sa « part de responsabilité » dans la tragédie tout en épinglant au passage le directeur national de santé publique, Horacio Arruda, qui a démissionné cette semaine, et François Legault, « qui a le pouvoir et qui décide des orientations ».

Quelle est donc la responsabilité des pouvoirs publics dans un tel contexte tragique ? La question, posée au professeur Damien Contandriopoulos, de l’Université de Victoria, enclenche une réaction théorique en chaîne. D’abord l’envoi d’une version électronique de l’ouvrage Responsabilité et jugement, de la philosophe Hannah Arendt. Puis un extrait de son essai Du mensonge à la violence, dans lequel elle réfléchit sur la responsabilité dans nos sociétés modernes bureaucratisées.

Depuis la Grèce antique, note-t-elle, une terminologie solide sert à désigner les formes de gouvernement, « en tant que systèmes de domination de l’homme sur l’homme », de la domination d’un seul ou d’un petit nombre (monarchie, oligarchie) à la domination des meilleurs (aristocratie), jusqu’à celle de la majorité (démocratie).

« De nos jours, il nous faudrait ajouter la dernière forme, peut-être la plus impressionnante de toutes ces hégémonies : la bureaucratie, pouvoir d’un système complexe de bureaux où ni un seul, ni les meilleurs, ni le petit nombre, ni la majorité, où personne ne peut être tenu pour responsable, et que l’on peut fort justement qualifier de règne de l’Anonyme [rule of Nobody], écrit Hannah Arendt. Si nous qualifions de tyrannie, conformément à la pensée politique traditionnelle, un gouvernement qui n’est pas tenu de rendre compte de ses actes, le règne de l’Anonyme est sans conteste le plus tyrannique de tous, puisqu’on ne voit en fin de compte personne qui soit susceptible de répondre de ce qui a été accompli. »

La pandémie a donc exposé cette forme de tyrannie bureaucratique ? « Oui, et on le voit bien avec l’enquête de la coroner sur les CHSLD : on ne peut pas attribuer la dysfonction systémique à un individu, alors on se retrouve avec l’impression que ce n’est la faute de personne », répond le professeur Contandriopoulos, directeur de l’Institut sur le vieillissement de l’École de soins infirmiers de l’Université de la Colombie-Britannique.

Il croit, comme la coroner, que l’enquête doit chercher à éviter la reproduction du mal déjà fait, et il pointe vers des « causes organisationnelles », dont la réforme de l’ex-ministre libéral Gaétan Barrette, qui ont éloigné la capacité de gestion du terrain et la privatisation des centres d’hébergement, ici comme en Ontario. Le spécialiste québécois des politiques de santé se fait d’ailleurs plus sévère encore avec ce qu’il observe dans son coin de pays d’adoption.

« Ce qui résonne pour moi, c’est l’idée d’Arendt de la bureaucratisation des sociétés qui enlève des pouvoirs à l’individu. Ce n’est rien de nouveau, mais dans le contexte de la COVID, ça me fascine de voir que des gouvernements comme celui de la Colombie-Britannique […], de manière absolument cynique, sont en train de réviser les causes de décès dans les hôpitaux, sont en train de réimposer une censure très, très forte sur l’accès aux données, sont en train d’adopter des politiques profondément antidémocratiques. L’appareil gouvernemental implante ces décisions sans qu’on voie un contre-pouvoir se mettre en place. »

L’insensibilité

La professeure Pascale Devette, du Département de science politique de l’UdeM, elle, refuse de parler d’irresponsabilité organisée. Elle souligne que selon Hannah Arendt, dont elle est une spécialiste, même dans les moments les plus sombres de l’histoire, les personnes demeurent responsables de leurs actes.

« Seulement, au niveau global et systémique, un régime peut encourager ou non le sentiment de responsabilité », écrit-elle au Devoir en réponse à une question demandant s’il est encore possible d’assigner des responsabilités politiques. « Or, on demeure responsable même si on ne le ressent pas vraiment. Mais ne pas ressentir sa responsabilité induit une déconnexion entre soi et les autres et aura des effets sur la qualité de nos actions et de notre jugement. »

Elle préfère donc parler d’« insensibilité organisée », certains faisant le travail de soin et d’attention pour laisser à d’autres « le privilège de l’indifférence », dit-elle. « Devant le peu d’attention des politiques, on peut déduire, malheureusement sans grande surprise, que les vies des aînés en CHSLD semblent moins compter, dit la spécialiste d’Arendt et d’Albert Camus, dont les recherches portent sur le tragique, la démesure et la violence.

« L’égale dignité de toute vie est un principe sans effet s’il n’est pas intégré dans un système politique et social qui assure que cette vie aura les conditions nécessaires pour être vivable. On ne peut pas réparer le passé, ni redonner une dignité à ceux et celles qui sont morts dans l’isolement, dans l’angoisse et dans l’anonymat. On peut, cependant, tenter de saisir le sens de ce qui s’est passé au-delà de l’analyse technicienne. À quel type de sensibilité sociale participons-nous ? À qui mon attention bénéficie-t-elle ? Suis-je sensible à autrui par-delà les compartimentations sociales, économiques et politiques qui contribuent à la comptabilité des vies humaines et qui encouragent l’indifférence aux autres ? »

Le devoir

 

La question de la responsabilité se pose aussi évidemment à l’autre bout du spectre de la société, non plus pour le « système », la bureaucratie ou les pouvoirs publics, mais pour les individus. La décision du gouvernement du Québec d’imposer une « contribution santé » aux non-vaccinés découle d’une volonté de punir les personnes jugées irresponsables.

« Un argument intéressant se fait entendre ces temps-ci, un argument affirmant que ce n’est pas aux individus de porter le fardeau de la faillite d’un gouvernement à assurer le bien collectif », écrit la professeure de philosophie Ryoa Chung après une longue entrevue. « […] Cet argument ne peut justifier la déresponsabilisation des individus par rapport au bien-être commun ou aux besoins des personnes vulnérables. On peut en effet faire valoir que les ressources et les capacités individuelles sont limitées, mais on ne peut se dérober à notre responsabilité éthique (dans les limites de nos capacités), même face à des problèmes collectifs ou à des “injustices structurelles” que nous n’avons pas directement causés. »

Elle ajoute que le fondement de toute existence individuelle repose sur la responsabilité individuelle. « La liberté des uns n’est jamais illimitée (contrairement à une perception erronée des droits individuels), rappelle Mme Chung. Elle est toujours balisée par le respect de la liberté des autres, comme un gouvernement responsable doit garder en vue un équilibre juste entre le respect des droits individuels et le bien-être collectif. » 

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