Les agences privées écartées du recrutement à l’étranger

Entreprises privées de personnel soignant du Québec dit recevoir une trentaine d’appels par jour de professionnels de la santé de la France et du Maghreb prêts à venir travailler dès maintenant au Québec.
Photo: Lucas Barioulet Agence France-Presse Entreprises privées de personnel soignant du Québec dit recevoir une trentaine d’appels par jour de professionnels de la santé de la France et du Maghreb prêts à venir travailler dès maintenant au Québec.

Des régions en pénurie de personnel auraient pu compter sur plus d’une centaine d’infirmières provenant de l’étranger, mais le réseau de la santé a tourné le dos à plusieurs offres de recrutement provenant d’agences privées, a appris Le Devoir.

Parmi elles, l’agence de placement Serenis, qui n’a pas ménagé ses efforts pour présenter un « projet clés en main » afin de faire venir au Québec une vingtaine d’infirmiers et d’infirmières originaires de la France et du Maghreb. « En ce moment, j’ai 20 infirmières et infirmiers hautement qualifiés qui sont en stand-by », affirme Jackie Lamothe, présidente de trois franchises de l’agence de placement Serenis, pour les régions de la Mauricie, du Centre-du-Québec et de la Montérégie Est.

Selon elle, ces professionnels de la santé ont été choisis par l’agence parce qu’ils sont prêts à aller travailler dans les régions éloignées où les besoins sont criants, comme à La Tuque. Et ils ont tous en poche l’évaluation comparative du ministère de l’Immigration qui indique l’équivalent québécois de leur diplôme.

« J’en ai parlé à des chefs de service des établissements de santé, qui en ont ensuite parlé à leurs supérieurs, et ils étaient tous intéressés. Mais ça finissait toujours par bloquer en haut, comme au niveau du ministère. On a vécu ça partout où on a essayé, même en régions éloignées comme la Gaspésie, le Bas-Saint-Laurent et dans le Nord, comme la Baie-James… »

C’est au début de l’année 2021 que, devant la détresse de plusieurs employés en lien avec la pénurie de personnel, Mme Lamothe a commencé ses propres démarches de recrutement à l’étranger. Neuf mois plus tard et après avoir investi 20 000 $, notamment en analyses de CV, en entrevues et en frais de consultant en immigration, cette ancienne infirmière a été en mesure de dresser une liste de travailleurs francophones « surqualifiés » avec de l’expérience à l’urgence et en pédiatrie, dont la formation allait être facilement reconnue par l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ). « Pour être membre de l’OIIQ, il faut faire un stage de 75 jours dans le réseau public et j’offrais même aux établissements de santé de le prendre sur mon bras », soutient Mme Lamothe. Son agence allait également s’occuper de l’accueil et de l’intégration des travailleurs, comme le logement et la première épicerie. « Je pouvais même signer un papier pour confirmer que ces personnes-là allaient rester dans le public. C’était gagnant-gagnant ! »

Alors que Radio-Canada a rapporté que le gouvernement Legault mène actuellement une opération sans précédent avec Recrutement santé Québec pour faire venir 4000 travailleurs de la santé hors du Québec — dont 3500 infirmières —, des agences privées s’étonnent que leurs offres de recrutement n’aient pas été retenues. « J’ai trouvé ça très dommage. Si le gouvernement avait pris nos services, on aurait déjà une soixantaine d’infirmières pratiquant en Abitibi, ça n’aurait coûté que quelques centaines de milliers de dollars et on aurait pu économiser plusieurs millions en location de personnel », a déclaré Marc Blais, président de l’Agence de placement et de développement internationale (APDI), qui a près de 2000 CV d’infirmiers et d’infirmières de l’Afrique subsaharienne dans sa base de données. « Il y a eu un manque total de vision là-dessus. »

En 2019, son entreprise, qui fait uniquement du recrutement, avait proposé un projet pilote en collaboration avec le Cégep et le Centre intégré de santé et services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSS-AT) pour offrir une formation de mise à niveau reconnue par l’OIIQ à quelque 400 des Africains de l’Ouest qui avaient été présélectionnés. La force de cette initiative était la promesse que les gens recrutés allaient vouloir s’installer durablement en région, puisqu’ils viennent eux-mêmes de l’extérieur des grands centres. « On a sollicité le ministère de la Santé pour avoir des fonds, et ça a été refusé. [Le gouvernement] préférait travailler à l’interne avec Recrutement santé Québec », a soutenu M. Blais, qui se sent comme s’il s’était fait un peu voler son idée. « Ce programme-là, au fond, c’est nous qui l’avions mis en place. »

Le président de l’APDI constate que les agences privées de placement ou de recrutement sont boudées par le gouvernement. « On dirait que le [ministère] n’est pas très à l’aise avec les agences privées. Lorsque les solutions viennent du privé, il ne les retient pas. On nous met tous dans le même bassin. »

Jackie Lamothe déplore aussi que les efforts de son agence semblent être mal perçus. « Le gouvernement a peur qu’on vole du personnel du réseau, mais ce n’est tellement pas ça ! » lance-t-elle. « C’est le contraire. On prend du sang neuf qu’on met dans le réseau. On évite le [recours au] TSO [temps supplémentaire obligatoire], qui force les infirmières épuisées à partir. »

On dirait que le [ministère] n’est pas très à l’aise avec les agences privées. Lorsque les solutions viennent du privé, il ne les retient pas.

 

Longs délais à l’OIIQ

Entreprises privées de personnel soignant du Québec (EPPSQ) dit recevoir une trentaine d’appels par jour de professionnels de la santé de la France et du Maghreb prêts à venir travailler dès maintenant au Québec. « Nous, on pourrait se porter garant, comme agence, de les faire travailler, après validation des acquis et d’un cours accéléré. Mais ce pont-là ne se fait pas », dit Hélène Gravel, la présidente de cette association. EPPSQ a d’ailleurs intenté une poursuite contre le gouvernement, qui veut limiter le recours aux agences privées. Selon elle, le nœud du problème ne se situe pas uniquement dans l’administration du réseau de la santé, mais surtout au sein de l’Ordre des infirmières et celui des infirmières auxiliaires.

« Même pour une personne qui vient de France, c’est très long avant qu’elle puisse venir et gagner sa vie. […] Les délais à l’OIIQ sont encore trop longs. Il va falloir qu’ils s’amenuisent », a-t-elle ajouté.

Selon les données fournies par l’OIIQ, il faut de deux à trois mois pour obtenir une réponse à une demande d’admission par équivalence d’un dossier une fois que celui-ci est complet. À cela s’ajoute un programme de formation de 10 à 14 mois que doivent normalement suivre l’ensemble des infirmières diplômées à l’étranger, sauf les Françaises, qui bénéficient d’une voie rapide en vertu d’une entente France-Québec. S’ajoutent aussi les délais d’obtention des permis d’étude et de travail auprès des autorités en immigration.

À l’heure actuelle, environ 90 dossiers sont en traitement, selon l’OIIQ, qui précise que, généralement, seulement 40 à 50 dossiers parviennent à être complets et sont présentés à son Comité d’admission.

Avec Sarah R. Champagne

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