La guerre est une abomination depuis la nuit des temps

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
En plus de nous montrer ce qu’il y a de plus laid chez l’être humain, la guerre est omniprésente dans l’histoire chaotique de l’espèce humaine. Au fil du temps, à la manière des nombreuses têtes de l’hydre de Lerne qui repoussaient dès qu’elles avaient été coupées, elle finit toujours par nous montrer l’un ou l’autre de ses visages hideux.
Dans ce contexte, doit-on être surpris que la guerre soit au cœur de ce long poème qu’est l’Iliade d’Homère, dans ce texte fondateur de notre civilisation qui, depuis des milliers d’années, nourrit la pensée occidentale ? Mais que nous dit le poète à son sujet ? Comment la qualifie-t-elle ? Est-il possible de trouver dans l’Iliade une leçon de sagesse qui nous aiderait à mieux penser cette guerre en Ukraine qui se déchaîne jour après jour sous nos yeux ?
L’Iliade n’a pas pour but de faire le récit glorieux de la guerre de Troie dans son intégralité. Lorsque le poème commence, cela fait déjà dix ans que les Grecs guerroient contre les Troyens et lorsqu’il se termine, la cité de Troie est toujours debout. En fait, le récit de l’Iliade,qui se déroule sur quelques jours, se concentre plutôt sur cette détestable colère d’Achille qui, par sa démesure, a fait descendre dans l’Hadès un nombre incalculable d’âmes de héros.
Arès, le plus détesté des dieux
Homère, ou le collectif que ce nom représente, est un visuel. Fidèle à la tradition orale, il aime illustrer d’une manière explicite les nombreuses scènes de combats entre Troyens et « Grecs », qu’il désigne en fait comme les Achéens, les Argiens ou les Danaens. Dans l’Iliade, des cous sont coupés, la moelle gicle des vertèbres et des foies sont perforés par le glaive. Toutefois, si Homère prend la peine de nous donner autant de détails choquants, ce n’est pas dans le but de vanter les mérites de la guerre, mais bien plutôt d’en montrer le caractère abominable. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Arès, le dieu de la guerre, est présenté par Zeus, qui est pourtant son père, comme le plus détestable des Olympiens : « Tête à l’évent, ne viens pas gémir ici à mes pieds ! Je te hais plus qu’aucun des dieux qui vivent sur l’Olympe, car tu ne rêves que discordes, guerres et combats. »

Et les héros homériques ne sont pas toujours des modèles exemplaires. Il leur arrive d’avoir peur, d’être lâches, mesquins, vantards et surtout sans pitié et cruels. Ainsi, lorsque Ménélas est sur le point de se laisser convaincre par le Troyen Adraste qui l’implore de lui laisser la vie sauve en échange d’une belle rançon, c’est sans pitié que son frère Agamemnon lui donne le conseil suivant avant de trancher le cou du captif : « Ah ! brave Ménélas, pourquoi te soucier ainsi de ces gens-là ? Ils en ont fait du beau en ta demeure tous ces Troyens ! Que nul n’échappe au gouffre de la mort, ni à nos bras, fût-ce un enfant dans le sein de sa mère, fût-ce un fuyard ? Puissent-ils disparaître tous ensemble de cette ville, sans laisser ni trace ni regret ! »
Ce comportement impitoyable à l’endroit d’un ennemi n’est pas sans nous rappeler les images d’horreur de Boutcha qui nous montraient des cadavres de civils, mains attachées dans le dos et pieds liés, tués d’une balle dans la nuque. On peut imaginer qu’eux aussi ont peut-être imploré leurs bourreaux pour qu’ils leur laissent la vie sauve avant d’être abattus.
Outre ces scènes d’une violence extrême, l’outrage ultime qui pouvait être fait à l’endroit de l’ennemi dans l’univers homérique consistait à priver la dépouille de la victime d’une cérémonie funèbre, rituel qui permettait à l’âme du défunt, sa psukhè ou son souffle, de migrer vers l’Hadès. Trois types de sévices pouvaient être pratiqués contre le cadavre d’un adversaire : traîner la dépouille dans la poussière pour faire disparaître ses signes de jeunesse ; démembrer son corps pour qu’il soit dévoré par les bêtes et, outrage ultime, laisser le cadavre pourrir sur place.
Mais dans l’Iliade, chaque fois qu’un héros menace son ennemi d’outrager son corps une fois qu’il l’aura tué, la dépouille du vaincu finit toujours par être protégée par une divinité. Par exemple, malgré les sévices que lui fera subir Achille, la dépouille d’Hector sera protégée par Aphrodite et Apollon afin que son corps puisse finalement être remis sans souillure à son père, le vieux Priam. Il en sera ainsi du corps de Patrocle et de Sarpédon. On le voit, les Olympiens que met en scène Homère, soit par pudeur ou par respect pour certaines lois sacrées, ne supportent pas que les êtres humains outragent les cadavres des victimes.
Hélas, d’après ce que nous rapportent les médias, il semble bien que de tels degrés d’horreur aient été atteints dans différents villages ukrainiens. Tous ces corps abandonnés sur les routes, laissés en pâture aux chiens errants, précipités dans des charniers ou au fond d’un puits, nous prouvent que l’être humain peut bien prétendre pouvoir se rendre sur Mars, il n’en demeure pas moins qu’il continue d’obéir à des instincts primaires bien ancrés en lui lorsqu’il est submergé par la peur, la colère ou la haine.
Le bouclier d’Achille
Ce n’est qu’au chant XIX de l’Iliadequ’Achille décide de retourner au combat. Il lui faut toutefois de nouvelles armes, car les siennes, qu’il avait prêtées à Patrocle, se retrouvent désormais entre les mains d’Hector, le meurtrier de son meilleur ami.
Face au désespoir d’Achille, sa mère, la déesse marine Thétis, se rendra rapidement sur l’Olympe pour demander à Héphaestos de lui fabriquer de nouvelles armes et en particulier ce fameux bouclier sur lequel le divin forgeron gravera une multitude de scènes qui seront longuement décrites par le poète. C’est d’ailleurs dans ce passage du chant XVIII qu’Homère en profite pour nous présenter sa vision du monde et condamner la guerre, bien que d’une manière poétique et enrobée.
Mais avant d’en résumer le contenu, il faut préciser que les scènes qui se retrouvent habituellement sur les boucliers des héros homériques visent toujours à provoquer la peur chez l’ennemi. Par exemple, au centre du bouclier d’Agamemnon et d’Athéna, c’est la tête de la Gorgone qui est représentée, « ce monstre épouvantable, terrible et grimaçant » qui pétrifiait quiconque croisait son regard. Mais rien de tel n’apparaîtra sur le bouclier d’Achille.
Ainsi, après avoir gravé les astres et différentes constellations étoilées au centre du bouclier, le divin boiteux dessine deux cités, une en paix et l’autre en guerre. Dans la première, des noces sont célébrées et des festins sont partagés. Il y est bien question d’un conflit entre deux hommes, mais c’est en ayant recours non pas à la force, mais à un groupe de sages qu’une solution honorable pour les deux parties est recherchée. Dans la cité en guerre, on retrouve des hommes qui s’entretuent autour des remparts de la ville assiégée, un peu à l’image de Troie.
Outre ces deux villes, Héphaestos dessine aussi un champ que des paysans moissonnent, un vignoble, un troupeau de bœufs sortant de l’étable, une grande place dans un village où une foule en joie participe à une fête, ainsi que plusieurs autres scènes de vie champêtre.
À l’exception de la cité en guerre, qui occupe une petite place sur le bouclier, tout respire l’harmonie, la joie de vivre et la satisfaction face au travail accompli. En fait, cette description du bouclier d’Achille peut être vue comme une parenthèse qu’ouvre le poète en plein cœur du conflit qui oppose Achéens et Troyens afin de nous mettre devant différents choix de vie qui s’offrent à l’être humain : la guerre ou la paix ? Une existence vécue dans la démesure qui débouche sur la souffrance, le désespoir et la convoitise ou une vie tout en mesure où les êtres humains vivent en accord avec leurs semblables et les grands cycles de la nature ?
Annonçant Les travaux et les joursd’Hésiode, ces différents tableaux viennent également signifier que c’est par le travail de la terre, et non en pillant les cités pour s’approprier le bien d’autrui, que les êtres humains peuvent vivre en harmonie et ainsi trouver le bonheur.
Lorsque Thétis dépose les armes forgées par Héphaestos aux pieds d’Achille, ce dernier et l’ensemble de ses compagnons sont saisis d’un sentiment de peur provoqué non pas par le visage horrible de la Gorgone, mais plutôt par ce trop-plein de beauté qui se dégage de l’œuvre du plus laid des Olympiens. Toutefois, aucun commentaire ne sortira de la bouche d’Achille. Alors qu’il s’apprête à semer la mort dans le camp des Troyens grâce à ses nouvelles armes, il ne comprend pas que c’est justement la guerre qui détruit cette beauté tout comme cette part de noblesse chez l’être humain.
Mais lorsqu’on voit les habitants de certains villages ukrainiens dévastés par les bombes qui s’empressent d’enterrer les corps de leurs proches en prenant soin de planter une petite croix en bois improvisée sur leur tombe, on se dit que la guerre n’est pas parvenue à faire disparaître totalement cette mince couche de civilisation que l’espèce humaine a su se donner au cours des millénaires.
Malgré cela, il faut toutefois reconnaître que le message qu’a tenté de nous livrer Homère au sujet de la guerre ne semble pas avoir été compris par les pauvres éphémères que nous sommes. Bien que chaque époque ait tenté de l’éradiquer en dénonçant ses effets délétères, la guerre parvient toujours, à la manière de l’hydre de Lerne, par nous présenter tôt ou tard l’une ou l’autre de ses nombreuses têtes hideuses.
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