La panique morale et les «wokes»

Au Québec, des médias sont obsédés par les «wokes», des jeunes qualifiés d’immoraux, car pratiquant une «censure» (déviance) menaçant la «liberté d’enseignement» (norme).
Illustration: Tiffet Au Québec, des médias sont obsédés par les «wokes», des jeunes qualifiés d’immoraux, car pratiquant une «censure» (déviance) menaçant la «liberté d’enseignement» (norme).

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

La couverture médiatique de la « censure » à l’université et la déferlante de pétitions, de lettres ouvertes et de déclarations officielles ont provoqué une panique chez bien des professeurs et chargés de cours. Et de l’empathie pour les quelques collègues plongés dans la tourmente. Apparemment surtout de jeunes femmes à l’emploi précaire et plutôt progressistes. Curieusement, toute la société semble paniquée. Quel outil théorique permettrait d’évaluer posément la situation ? L’approche intersectionnelle, assurément. Mais le gouvernement français l’accuse de menacer la République. Si quelques afro-féministes déstabilisent ainsi la France, il semble plus prudent de s’inspirer d’un intellectuel juif.

Le sociologue Stanley Cohen (1942-2013), qui a dirigé un centre d’études des droits de la personne et documenté les tortures de Palestiniens par l’armée israélienne, est connu avant tout pour son livre Folks Devils and Moral Panics (1973). Il y revenait sur une bagarre en Grande-Bretagne entre rockers à moto et mods en scooter ayant entraîné une centaine d’arrestations. Le sociologue s’intéressait surtout à la couverture médiatique outrancière de cet événement anecdotique.

Provoquer une panique morale

 

Stanley Cohen y voyait une « panique morale », processus de diabolisation d’une catégorie sociale présentée « comme une menace pour la société, ses valeurs et ses intérêts ». Les médias produisent ces paniques en exagérant l’importance de quelques événements et en abusant d’expressions sensationnalistes (« nouvelle inquisition »,« tyrannie des minorités », etc.).Cela provoque une spirale amplificatrice du sentiment de menace. En réaction, « des digues morales sont érigées par des éditorialistes, des évêques, des politiciens et autres bien-pensants, et des experts reconnus proposent leurs diagnostics et leur remède ». Pareille dynamique soulève de profondes inquiétudes chez la majorité bien-pensante. Elle s’en décharge sur un bouc émissaire, souvent des jeunes de la contre-culture que des autorités morales et politiques cherchent à remettre sur le droit chemin, dans une logique de régulation sociale.

Au Québec, des médias sont obsédés par les wokes, des jeunes qualifiés d’immoraux, car pratiquant une « censure » (déviance) menaçant la «liberté d’enseignement » (norme). Cette panique fait oublier que tout se déroule bien dans 99 % des 40 000 cours (environ) offerts annuellement dans le réseau universitaire (évaluation faite à partir de l’offre d’environ 7000 coursà l’UQAM). On pourrait rétorquer que la liberté d’enseignement ne peut souffrir d’aucune exception. Peut-être. Mais alors, le corps enseignant acceptera-t-il de la partager avec la partie étudiante, qui demeure sous son autorité pour l’admission, les cours enseignés, les notes attribuées et les bourses distribuées ?

Vision embrouillée

 

Une panique morale déforme la réalité. Prenons comme exemple le Département de science politique de l’UQAM. La liberté d’enseigement s’y est élargie ! En effet, l’enseignement et les recherches dans ce département portent en grande majorité sur des thèmes classiques (élections et partis, communication politique, grandes puissances, diplomatie, politiques publiques, fédéralisme et nationalisme), mais il est aussi légitime d’y aborder des sujets marginaux ou simplement ignorés dans les années 1980-1990, entre autres les Autochtones, le féminisme et même l’anarchisme. Autre exemple d’élargissement de la liberté d’enseignement ? L’offre de cours à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), qui fête ses 30 ans, n’a jamais été aussi diversifiée. Bref, l’université demeure un lieu de grande liberté pour le corps professoral, surtout en comparaison avec les lieux de travail où l’on doit obéir à un patron qu’on ne peut critiquer.

Mais la panique morale peut aussi distraire des problèmes plus importants. Ainsi, la liberté d’enseignement est réellement menacée par des phénomènes dont les médias se désintéressent : les processus de subventions représentent un épouvantable gaspillage de temps et d’énergie et laissent bien des collègues sans le sou pour leurs recherches ; des organismes subventionnaires imposent des contraintes à la publication ; les consortiums d’édition milliardaires imposent un modèle unique pour les articles scientifiques ; la logique de privatisation se répercute dans la composition des conseils d’administration ; sans oublier ce collègue qui cherche à nuire à un autre.

Illustration: Tiffet Le sociologue Stanley Cohen, qui a dirigé un centre d’études des droits de la personne et documenté les tortures de Palestiniens par l’armée israélienne, est connu avant tout pour son livre «Folks Devils and Moral Panics».

Obsédés par les wokes, les médias oublient ces problèmes, mais aussi les manœuvres d’étudiants conservateurs et réactionnaires, voire d’extrême droite. Des professeurs reçoivent des messages de plaintes et d’insultes envoyés en copie conforme à tout le département, à la direction, au rectorat, parfois à la ministre de l’Éducation supérieure et aux médias. Ces attaques peuvent être publiques, sur des forums de médias et des sites Web. On s’insurge qu’un tel ait le droit d’enseigner (« Nos jeunes ! », « Nos taxes ! »), on ridiculise la pensée d’une autre et ses travaux (« Gogauche-uqamienne-postmoderne-décoloniale-féminazie ! »), on insulte, on exige des sanctions ou le renvoi immédiat.

Les médias ne s’intéressent pas davantage aux étudiants conservateurs ou réactionnaires qui accusent les enseignantes féministes de « discrimination contre les hommes » et de « misandrie » et se plaignent qu’elles leur enseignent l’écriture inclusive et des œuvres de la « diversité ». Curiosité intellectuelle et ouverture d’esprit ne devraient-elles pas être des valeurs fondamentales à l’université ? Sans oublier le plus grave : des chargées de cours féministes sont la cible de menaces de mort, y compris d’étudiants, avec références directes à l’attentat de Polytechnique. Certes, une journaliste en a parlé (merci Lisa-Marie Gervais, du Devoir), mais cela ne méritait apparemment pas d’éditoriaux, de lettres ouvertes, de pétitions et un message d’un premier ministre. Personne n’a paniqué. Sauf évidemment les féministes menacées et leurs proches.

Vieille recette au goût du jour

 

Par effet de contraste, cette panique morale entretient le mythe que l’université devrait être peuplée d’anges enseignant de manière neutre et détachée à des classes d’angelots paisibles et bien élevés. Contredire ce mythe serait déviant, immoral ou dangereux… Or, l’université est une institution élitiste et privilégiée toujours traversée de contraintes institutionnelles, d’inégalités multiples, de négociations et de conflits, y compris entre forces progressistes, conservatrices et réactionnaires. À propos de rapport de force, Stanley Cohen encourage d’ailleurs à se demander qui tire avantage des paniques morales.

Les forces conservatrices et réactionnaires se réjouissent certainement de voir de jeunes progressistes si bien stigmatisés, voire ridiculisés. Le sociologue ajoute que « l’objet de la panique » existe parfois « depuis bien longtemps, mais surgit soudainement sous les projecteurs », ou régulièrement, doit-on ajouter. La panique actuelle s’inscrit en effet dans la longue histoire de diabolisation des générations étudiantes progressistes à qui on doit inculquer les bonnes manières.

Inconnus il y a un an, les effroyables wokes remplacent les épouvantables « social justice warriors » qui sévissaient hier encore sur les campus. Les médias exagèrent à outrance leur influence pour mieux limiter leur liberté. La saison prochaine, les wokes seront peut-être remplacés à leur tour par les abominables « islamo-gauchistes », à moins qu’on sorte des boules à mites les effrayants « judéo-bolchéviques ». On dénonçait dans les années 1980-1990 des féministes antiracistes pratiquant la « rectitude politique », disait-on, pour censurer les œuvres de « dead white males » déjà qualifiés dans les années 1960-1970 de « petits-bourgeois » par les étudiants marxistes-léninistes. Or Platon, Aristote, Machiavel, Hobbes, Locke, Rousseau et Marx sont encore en lecture obligatoire en science politique à l’UQAM, prétendument sous la tyrannie depuis 60 ans d’une effroyable « censure » étudiante… D’ailleurs, Platon fait dire à un de ses personnages que réside, « en toute jeunesse, le début de la tyrannie » quand les « maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter ».

L’université survivra-t-elle ?

Qui sait comment se terminera cette étrange année ? L’université survivra-t-elle aux wokes ? Et la France, à l’intersectionnalité ? Quant aux personnes diabolisées, certaines remettent les pendules à l’heure (merci Emilie Nicolas), au risque de devenir la cible d’attaques personnelles méprisantes, insultantes, menaçantes. Or Stanley Cohen prédisait qu’une stigmatisation excessive encourage les personnes diabolisées à se solidariser pour défendre leur dignité et revendiquer plus de liberté. N’est-ce pas ce qui arrive ? Évidemment, plusieurs jeunes diabolisés rentreront dans les rangs pour se faire bousculer par la génération suivante, qui sera diabolisée à son tour. Ainsi avance, recule et avance l’université depuis sa fondation.

Des suggestions ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com.



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