Quand les professeurs décrochent

Quand elle est devenue enseignante en adaptation scolaire, Mandy Vallières rêvait de sauver les enfants les plus vulnérables du système. Ceux qui ont les plus grandes difficultés. Dix ans plus tard, elle a encore la passion, mais elle est à bout de souffle. Elle envisage de changer de métier.
« Oui, je pense à partir. Je me sens en colère », dit l’enseignante de 42 ans, titulaire d’une classe spéciale dans un point de service de la Commission scolaire de Montréal (CSDM).
« Je suis en colère et je suis triste. J’ai choisi ce métier sur le tard, à 27 ans, pour avoir un impact positif dans la vie des enfants. Mais je ne sens plus que c’est un emploi qui respecte ma santé. Je ne veux pas passer ma vie à être stressée comme ça », ajoute-t-elle.
Mandy Vallières est en congé forcé pour cause de grossesse à risque. Elle était épuisée avant sa grossesse. Pourquoi ? Elle a l’impression de toujours manquer de temps pour bien faire son travail. Les profs manquent d’aide de psychologues, d’orthophonistes et d’autres professionnels pour aider les élèves en difficulté.
Autre source de malaise : à cause de la pénurie d’enseignants, Mandy Vallières ne peut plus suivre de formations pour rester à l’affût des dernières méthodes d’enseignement. Des commissions scolaires et des directions d’école obligent les profs à rester en classe, faute de suppléants pour prendre la relève.
« À un moment donné, tout ça joue sur le moral et sur le niveau d’énergie. On développe un sentiment d’incompétence », explique Mandy Vallières.
Éternel recommencement
Ce « sentiment d’incompétence », Mandy Vallières n’est pas la seule à le ressentir. Andrée-Anne Laberge, 30 ans, elle aussi enseignante en adaptation scolaire, sur la Rive-Sud dans son cas, avoue elle aussi se sentir parfois « incompétente ». Elle vogue de contrat en contrat depuis la fin de ses études en 2013.
« J’apprends généralement à la fin du mois d’août, à quelques jours du début des classes, dans quelle école et dans quelle classe je devrai aller. Ça me laisse peu de temps pour me préparer. C’est très très très démotivant de recommencer comme ça chaque année ou chaque session », explique-t-elle.
« On comble les trous. On doit être flexible. En plus, il faut mettre beaucoup d’heures pour faire tout le travail. Il faut apprendre à mettre des limites. »
Andrée-Anne Laberge a encore la flamme pour son métier. Mais elle envisage elle aussi de faire autre chose pour gagner sa vie. « Je me questionne : est-ce que je continue ? »
La jeune femme était pourtant parmi les meilleures de sa cohorte à l’université, estime son ancienne professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal (UdeM) Mélanie Paré. Les temps sont durs pour la profession, constate la professeure.
Je suis en colère et je suis triste. J’ai choisi ce métier sur le tard, à 27 ans, pour avoir un impact positif dans la vie des enfants. Mais je ne sens plus que c’est un emploi qui respecte ma santé.
La grande désillusion
« C’est plus difficile que dans le passé d’être enseignante. Pour certaines étudiantes, ce n’est pas le milieu créatif et motivant qu’elles imaginaient, dit Mélanie Paré. Elles voient beaucoup d’élèves en difficulté, mais ne sont pas capables de les aider. Ça crée du stress de compassion. »
Plus d’une enseignante québécoise sur quatre (entre 25 % et 30 %) abandonne le métier après sa première année en poste, rappelle Mme Paré — d’après une étude menée en 2014 par Esther Létourneau, du ministère de l’Éducation du Québec. L’hémorragie est similaire en Alberta : environ 40 % des jeunes enseignants quittent la profession au cours des cinq premières années de leur carrière, signale une étude publiée en 2017 dans le McGill Journal of Education.
Ce « désengagement » envers la profession enseignante touche aussi les profs plus âgés, estiment plusieurs sources jointes par Le Devoir. Le résultat sur le terrain, c’est la pénurie d’enseignants, surtout suppléants, qui frappe une série de commissions scolaires malgré les investissements de Québec en vue d’embaucher 2000 enseignants et autres professionnels.
Cette pénurie crée des remous dans certaines classes : pas moins de neuf enseignants se sont succédé depuis le mois de septembre dans un groupe de maternelle de l’école La Visitation, à Montréal, a rapporté Le Devoir cette semaine.
La pénurie fait des vagues jusque dans les facultés d’éducation. « Les commissions scolaires embauchent nos étudiantes pour faire du remplacement. On a de la difficulté à les retenir pour qu’elles suivent toute leur formation », dit Mélanie Paré.
La professeure estime que près d’une étudiante sur cinq abandonne ses études en éducation après le premier stage en milieu de travail, dès la première année universitaire. Plusieurs pays développés vivent le même phénomène, selon elle.
Échecs interdits
Les profs font face à une pression grandissante, estime Mélanie Paré : « Avant, si l’élève échouait, c’était parce qu’il n’était pas assez bon. Maintenant, c’est parce que l’enseignant n’a pas les bonnes pratiques. »
C’est pour ça que les enseignantes jugent essentiel de suivre une formation continue, explique Mélanie Paré. Pour rester à jour dans les méthodes d’enseignement. Et aussi parce que les conditions d’exercice du métier ont changé.
Les classes ordinaires accueillent désormais davantage d’élèves ayant les plus grandes difficultés d’apprentissage ou de comportement. La matière à enseigner est plus complexe qu’autrefois, notamment depuis la réforme du début des années 2000. Et on exige des enseignants qu’ils fassent réussir les élèves — même ceux qui se traînent les pieds.
« Un de mes élèves ne s’est pas présenté à un examen quatre fois, mais je n’ai pas le droit de lui donner la note de zéro ! » s’insurge un enseignant de première secondaire de la couronne nord de Montréal.
« La direction de l’école a peur des parents. Si un élève échoue, il faut monter un dossier et remplir une tonne de paperasse », ajoute cet enseignant qui compte 25 années d’expérience.
Un quart de siècle plus tard, la « vocation » reste intacte. Mais il songe à prendre une retraite anticipée. « Ma tâche est beaucoup plus lourde que quand j’ai commencé. J’ai moins d’autonomie professionnelle. Les écoles sont surpeuplées. On manque d’espace. C’est bruyant. Mes frères et mes soeurs ont tous de meilleures conditions de travail. »