Un passeport à 24 heures d’avis

Une longue file de Canadiens s’est formée jeudi avant l’ouverture devant le bureau des passeports du Complexe Guy-Favreau, dans le centre-ville de Montréal.
Des bureaux fédéraux des passeports donnent des émotions fortes aux voyageurs qui doivent faire renouveler leur passeport en dictant une règle secrète, absente du site Web et dont le ministère refuse de confirmer l’existence, selon laquelle seules les demandes déposées à moins de 48 heures du départ sont traitées.
Pour Anne-Sara Gendron comme pour plusieurs autres personnes rencontrées par Le Devoir, le processus d’obtention d’un passeport s’est transformé en montagnes russes d’émotions. Mme Gendron a dû essuyer un refus de service parce que son départ était prévu la semaine suivante. On lui a demandé de revenir seulement de 24 à 48 heures avant son vol.
« On vivait une grande incertitude de manquer notre vol. Moi, je n’ai pas les moyens de me racheter des billets », laisse tomber la mère de famille montréalaise. Elle raconte avoir finalement attendu devant le bureau des passeports de Saint-Laurent une dizaine d’heures avec son bébé de trois mois dans les bras avant d’obtenir le précieux document obligatoire pour effectuer le voyage en famille : une rare visite de sa parenté à l’étranger.
« Si on avait eu l’heure juste, ce serait autre chose ! Ça laisse les gens dans un stress permanent jusqu’au moment du départ. »
Le gouvernement fait face à un volume sans précédent de demandes de renouvellement de passeport, lié à la reprise des voyages après la pandémie de COVID-19. D’impressionnantes files d’attente peuvent être observées devant les bureaux des passeports, en particulier dans la région de Montréal. Depuis le 3 juin dernier, Service Canada a rallongé de 26 à 46 jours le temps de traitement des demandes courantes de renouvellement d’un passeport, après avoir indiqué qu’il donnerait la priorité aux personnes dont le voyage est imminent.
Le fédéral passe toutefois sous silence le fait que cette dernière consigne est interprétée de la manière la plus radicale qui soit par certains bureaux : inutile de s’y déplacer si on ne peut fournir une preuve de départ dans les deux jours. Cette information était absente vendredi tant du site Web du gouvernement que de la page du Bureau des passeports de Saint-Laurent, l’un des six du Québec qui offrent le service du « retrait urgent » pour un montant supplémentaire de 110 $.
Les employés ont quand même pris la peine d’inscrire l’officieuse consigne sur une feuille de papier collée à l’aide de ruban adhésif sur la porte d’entrée, a constaté Le Devoir lors de son passage. Dans un courriel daté de vendredi, le ministère Emploi et Développement social Canada (EDSC) prétend qu’il est toujours possible de déposer une demande de passeport de 3 à 45 jours avant le départ dans l’un de ses bureaux spécialisés, dont ceux de Saint-Laurent ou du Complexe Guy-Favreau à Montréal. Cela est contradictoire avec de nombreux témoignages recueillis.
Toute dernière minute
« Qui ici part demain ? » Vers 15 h, un employé du bureau des passeports, situé dans un petit centre commercial du boulevard Marcel-Laurin, à Saint-Laurent, faisait le tri dans la longue file pour dénicher les demandes désespérément urgentes dans la catégorie des demandes déjà les plus urgentes.
Fanny Bond est partie de Sherbrooke à 4 h du matin pour obtenir un passeport demandé en mars. Elle grelottait en file sur sa chaise depuis plusieurs heures dans l’espoir de renouveler son document, jeudi après-midi. Son voyage est prévu le lundi suivant et son seul espoir réside dans l’obtention du document.
« Je pense que je vais dormir dans mon char ce soir. […] Si je pars pas là, je ne sais pas quoi faire. Mes patrons ne me laisseront pas avoir d’autres vacances cet été. »
Comme elle, plusieurs voyageurs qui s’y sont pris d’avance n’ont pas reçu leur document dans les temps affichés en ligne et dont les délais ont été récemment allongés. Ils sont condamnés à aller grossir les rangs déjà bien fournis des demandeurs de toute dernière minute, a constaté Le Devoir. La ministre a toutefois promis que ces voyageurs n’auraient pas à payer les frais supplémentaires de 110 $ normalement exigés pour les traitements en deux jours ouvrables ou moins.
Durant les premiers mois de la pandémie de COVID-19, le fédéral offrait une prolongation du délai pour renouveler un passeport, et conseillait même d’attendre d’avoir un projet de voyage pour en faire la demande. Ottawa invite maintenant ceux dont le départ n’est pas prévu dans les neuf prochaines semaines à déposer une demande normale, en personne ou par la poste.
Les bureaux de Gatineau et de Québec, notamment, acceptent aussi de traiter les dossiers de ceux qui partent dans 45 jours et moins, un « retrait express » au coût de 50 $. Au bureau des passeports du Complexe Guy-Favreau, on invite les demandeurs de cette catégorie à prendre rendez-vous en ligne. Or, aucun rendez-vous n’est disponible dans la région montréalaise, pas plus qu’à Laval ou à Gatineau, et la plage horaire la plus tôt offerte pour Québec est le 29 juillet ; pour Saguenay, le 14 juillet.
Ceux qui tentent leur chance sans rendez-vous à Québec — ce qui n’est pas possible à Montréal — voient la consigne changer chaque jour, en fin d’après-midi, a constaté Le Devoir. Une heure avant la fermeture, à 16 h, un agent avertit les gens dans la file que seuls les dossiers des personnes qui prennent l’avion d’ici 48 heures seront traités. Avant l’heure dite, il se contente de dire qu’il y aura « d’autres consignes à 15 h ».
« C’est vraiment pas correct », a laissé tomber jeudi Marie-Christine Resendes, qui doit partir pour le Mexique dimanche avec son conjoint et son bébé. Croisée dans les corridors du bureau des passeports de Québec à sa deuxième journée perdue dans la longue file, Mme Resendes tâchait d’informer les gens autour d’elle sur ce qui serait annoncé à 15 h pour leur éviter d’attendre inutilement.
« On a fait une demande de passeport le 1er avril. On ne l’avait pas pris en “express” parce que l’agent des passeports nous a garanti qu’on l’aurait le 27 mai, maximum fin mai. On a attendu la fin mai, on a essayé d’appeler, mais ils ne prennent aucune ligne. »
Problème connu
Après des demandes répétées à ce sujet, le bureau de la ministre responsable du dossier, Karina Gould, a reconnu être « au courant de ces rapports » et assure que la ministre « a personnellement soulevé la question avec ses fonctionnaires ». Il n’a pas été possible de savoir pourquoi l’exigence d’un billet d’avion daté du surlendemain au plus tard n’est indiquée nulle part ailleurs que sur une feuille volante installée sur la porte du bureau des passeports de Saint-Laurent.
Son directeur des communications, James Cudmore, a écrit dans un courriel qu’il serait « erroné » de conclure que cette information est un « secret ». « Nous comprenons que cette situation est difficile et stressante », écrit-il.
La ministre Gould a répété cette semaine que 600 employés ont été engagés en 2022 pour prêter main-forte aux agents de Service Canada, et qu’on demande à ses fonctionnaires de faire des heures supplémentaires le soir et les fins de semaine. Les nouveaux employés sont en majorité affectés aux bureaux de Mississauga et de Gatineau. Toutefois, près de 250 employés, sur les 29 000 que compte Service Canada, sont présentement suspendus faute de s’être fait vacciner contre la COVID-19.
Le chaos observable dans les bureaux des passeports a été souligné par les partis d’opposition à Ottawa, qui ont talonné la ministre cette semaine. « Le fédéral a laissé les retards s’accumuler et il est de son devoir de corriger son erreur », a scandé vendredi en Chambre le député bloquiste Maxime Blanchette-Joncas, dont le parti réclame l’ouverture des bureaux la fin de semaine.
Le député conservateur Pierre Paul-Hus affirme que son bureau de circonscription est débordé d’appels de citoyens désemparés et inquiets de manquer leur vol. « Le système est complètement désorganisé, et on demande aux gens de payer plus cher [les frais de 110 $ pour un retrait urgent]. Où on s’en va ? »
En mai, Ottawa a facilité les procédures pour le renouvellement d’un passeport : il n’est plus nécessaire de fournir les documents d’identité originaux et de désigner un répondant. Dans un courriel au Devoir, le ministère EDSC précise que 75 % des Canadiens qui demandent leur passeport le reçoivent dans les 40 jours ouvrables, et que 96 % de ceux qui se présentent pour une demande accélérée obtiennent leur document dans les 10 jours.
« Si tu te présentes avec un billet, 48 heures avant ton départ, tu l’as, ton passeport », nuance aussi Moscou Côté, président de l’Association des agences de voyages du Québec. « Oui, c’est stressant, oui, c’est plate, mais ça ne cause pas d’annulations », croit-il.
Les délais ne touchent d’ailleurs pas que le Canada. Les Français à l’étranger doivent attendre « plusieurs semaines » pour faire renouveler leur passeport, et les citoyens américains doivent attendre entre cinq et sept semaines pour l’obtenir par leur service accéléré.
Avec Jean-Louis Bordeleau et Isabelle Porter