Les «angles morts» de l’aide humanitaire improvisée

Stéphane Beaudin, qui s’est improvisé travailleur humanitaire en Ukraine, écrit sur Facebook remarquer «l’extraordinaire capacité d’adaptation des enfants».
Photo: Facebook Stéphane Beaudin, qui s’est improvisé travailleur humanitaire en Ukraine, écrit sur Facebook remarquer «l’extraordinaire capacité d’adaptation des enfants».

Pour chasser leur sentiment d’impuissance par rapport à la guerre en Ukraine, de simples citoyens se rendent près de la zone de conflit pour offrir une aide directe à la population. Même s’il est légitime de vouloir « sauver le monde », d’ex-humanitaires font une mise en garde contre les « angles morts » de ces opérations spontanées.

« Notre salon est rendu comme une épicerie », dit en riant Stéphane Beaudin en filmant avec son téléphone son appartement loué sur Airbnb à Bucarest, en Roumanie. Depuis un peu plus d’une semaine, ce peintre en bâtiment de Farnham s’est improvisé travailleur humanitaire pour venir en aide aux Ukrainiens.

Avec sa camionnette louée, il livre des produits d’hygiène et de la nourriture à des familles et transporte aussi des réfugiés vers des hébergements temporaires. « On se plie aux demandes des [organismes] locaux », dit ce père de famille qui mène ses « bonnes œuvres » en compagnie de Cynthia Lemay, une éducatrice spécialisée.

Le don qu’il avait d’abord fait à la Croix-Rouge ne suffisait pas à l’apaiser pleinement. « Quand j’ai commencé à me préparer, instantanément, j’ai vu mon sentiment d’impuissance disparaître pour être remplacé par le sentiment d’être dans l’action », raconte-t-il en esquissant un large sourire.

Fort d’une campagne GoFundMe qui a amassé 16 000 $, il est débarqué trois semaines plus tard à l’aéroport de Bucarest, le cœur sur la main, et, dans l’autre, une valise de 80 kilos.

Zelie Geneix, étudiante à l’Université Paris Nanterre, en France, s’est aussi lancée dans une telle aventure « sur un coup de tête ». Au début du mois de mars, elle a convaincu sa mère de se rendre à la frontière de l’Ukraine pour prêter main-forte aux victimes du conflit. « Depuis le début de la guerre, j’avais une boule dans le ventre, l’impression de ne pas pouvoir agir, d’être impuissante face à la situation », raconte la jeune femme.

En 48 heures, une collecte effectuée dans son village natal, au sud-est de Tours, lui a permis de remplir deux voitures de dons. Zelie Geneix et sa mère ont ensuite filé vers la frontière ouest de l’Ukraine. Sur place, elles ont fait monter des gens qui fuyaient le pays, distribué des dons dans des abris, trié des médicaments. « Je me suis dit qu’il fallait agir vite. Il y a des milliers et des milliers de gens qui traversent la frontière en ce moment. Ça prenait des gens sur place qui aident », raconte l’étudiante en science politique.

Qui aide-t-on réellement ?

Ce sentiment de vouloir transformer son impuissance en action, l’ex-président de Médecins du monde Canada Nicolas Bergeron le comprend bien. « C’est tout à fait naturel de ressentir de la détresse devant la souffrance. Et vouloir aider part de quelque chose d’assez fondamental », souligne le psychiatre au CHUM.

Après tout, l’humanitaire a été fondé sur cette indignation devant la souffrance d’autrui et ce désir de l’annihiler. « Mais là où le bât blesse, c’est après. Pourquoi je fais ce que je fais et comment je le fais ? Et surtout, à quel besoin je réponds ? Est-ce que je le fais pour me sentir bien ou est-ce que je réponds réellement au besoin de l’autre ? » demande M. Bergeron.

Stéphane Beaudin ne cache pas qu’il s’est lancé dans cette aventure pour répondre en partie à son désir irrépressible de se sentir utile. « J’ai eu besoin de faire ça, et depuis que je le fais, je me sens mieux », reconnaît-il. Il dit toutefois ne jamais perdre de vue qu’il est sur place pour aider les autres. « On est proactifs. On n’a pas le sentiment qu’on est en train de nuire. »

Selon Nicolas Bergeron, les meilleurs humanitaires du monde sont encore les gens sur place, qui parlent la langue et qui connaissent les besoins. « Si les gens arrivent avec des brosses à dents et des couvertures et que ce n’est pas ça qui est demandé, ça ne marchera pas », dit-il. En plus de la question de la sécurité, celle de l’autonomie est également très importante. Le bénévole ne doit jamais être un fardeau. « Si on est malade ou blessé, on va venir empêtrer le réseau de santé qui est déjà surchargé. »

Le ressac des émotions

 

Zelie Geneix ne voulait surtout pas être un poids de plus pour les Ukrainiens. « On dormait dans la voiture, on était autonomes en nourriture et on était autonomes aussi en essence, parce que là-bas, ils sont rationnés. » Mais malgré la qualité de l’expérience, elle en est ressortie avec de la culpabilité. « Ça a été très dur émotionnellement quand il a fallu partir. Je ne pensais pas que ce le serait autant. J’avais un peu l’impression d’abandonner les Ukrainiens qui sont devenus des amis sur place. La crise fait que les liens se resserrent très, très vite. »

Selon Hortense Flamand, qui a été psychologue lors de missions humanitaires notamment au Congo et en ex-Yougoslavie, aider son prochain fait du bien, mais il ne faut pas négliger la charge émotive que cela comporte. « Le sentiment d’impuissance, qui était temporairement soulagé, peut se changer en frustration et en désillusion, dit-elle. Il faut baisser ses attentes. »

Submergés par l’ampleur des besoins des gens, Stéphane Beaudin et sa complice, Cynthia, admettent vivre un ressac d’émotions. « Il y a de grandes limites à ce que notre argent peut faire ici. Ça nous saute aux yeux présentement », a raconté l’entrepreneur lorsque Le Devoir a pris de ses nouvelles quelques jours après l’entrevue. « Mais il faut accueillir l’émotion d’impuissance. Ça fait mal. Mais c’est normal. »

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