Naufrages et macabres découvertes à Anticosti

Les environs de l’île d’Anticosti sont particulièrement dangereux. Encore aujourd’hui, les épaves disséminées le long de la grève en témoignent.
Photo: Alexandre Shields Le Devoir Les environs de l’île d’Anticosti sont particulièrement dangereux. Encore aujourd’hui, les épaves disséminées le long de la grève en témoignent.

Le Devoir poursuit sa remontée aux sources de l’Amérique française, en misant sur l’exploration des journaux et des fonds d’archives québécois. Pour élargir nos horizons, nous passerons des confins septentrionaux de l’Hudson aux rêves ensoleillés de la Floride, tout en remontant le fil d’une histoire en partage. Aujourd’hui, le naufrage du Granicus.

C’est un voilier à deux mâts, le Granicus. Il est à quai, au port de Québec. Le 29 octobre 1828, il appareille. Il va reprendre la mer. La mer, c’est vite dit. Mais les gens du fleuve ont ce mot à la bouche dès que les rives s’éloignent l’une de l’autre. Et la mer, comme on dit, va vite être mauvaise pour le Granicus.

À bord, en plus du capitaine, il faut compter un équipage d’une vingtaine d’hommes, mais aussi quelques passagers, dont trois femmes et deux enfants. Dans ce pays des colonies où la vie dépend du fleuve, celui-ci sert alors aux transports de la vie de tous les jours. Sur les rives du Saint-Laurent, il y a des marins. Ils seront nombreux, de père en fils, jusqu’à la fin des années 1960. Forcément des naufrages. Beaucoup de naufrages.

Le Granicus met le cap sur l’Irlande. Il est chargé d’une cargaison de bois. Le bois, c’est l’or du pays. De petits et de gros bateaux en transportent jusqu’en Europe. Les cales du Granicus en sont pleines. La marine britannique a compté sur les forêts septentrionales de son empire, au début du XIXe siècle, pour parer les vaisseaux de l’amirauté contre les avancées de Napoléon Ier.

Les environs de l’île d’Anticosti sont particulièrement dangereux. Tous les marins le savent de longue date. Les écueils sont nombreux. Plusieurs navires s’y brisent. Encore aujourd’hui, les épaves disséminées le long de la grève de l’île en témoignent. L’île a été surnommée, non sans raison, le « cimetière du golfe ». Au nombre des bateaux échoués, des vapeurs, des barques, des voiliers, des navires de fer. La liste est longue, elle donne le tournis. Le Calou, l’Alexandre, le Cybèle, le Natalia, le Lac Mégantic, le Tadoussac, le Russia, etc. Depuis l’époque du Granicus, pas loin de 400 bateaux se sont brisés à proximité d’Anticosti.

À la hauteur de l’île, là où les fonds sont imprévisibles, le commandant du Granicus est forcé de faire évacuer le navire. L’eau est froide en cette saison. À cette température, on peut vite y mourir. Pour assurer son salut, l’équipage compte sur un refuge d’hiver prévu pour les malheureux. L’endroit est connu. Une fois en sécurité, il faut espérer que les secours viennent, puisque quelqu’un finira par constater que le navire n’arrive pas.

La découverte

 

C’est à Placide Vigneau, un gardien de phare de l’île aux Perroquets, au large de la Côte-Nord, que l’on doit la narration de la suite de l’histoire. Son récit a passionné bien des visiteurs des archives, jusqu’à être publié et commenté. Vigneau assure qu’il rapporte scrupuleusement les faits dont a été témoin le capitaine Basile Giasson, capitaine des îles de la Madeleine.

Cette histoire est couchée par écrit de sa plume, dans un document conservé aux archives nationales à Sept-Îles. Une tradition orale de l’histoire va-t-elle aussi faire son chemin ? Le récit, en tout cas, se trouve à la base d’un livre d’aventure britannique publié en 1902, dans la tradition des aventures de naufragés popularisées par Daniel Defoe : Ice-Bound or the Anticosti Crusoes.

Tandis que le pire survenait pour ceux qui s’étaient embarqués sur le Granicus, bien des marins préparaient au chaud leurs pêches du printemps. Giasson était de ceux-là.

Au printemps de l’année suivante, il fait voile sur Natashquan, afin d’y chasser le loup-marin. La route est rude. Les vents sont défavorables. Les vivres manquent, à tout le moins l’eau douce. De surcroît, les marins ont beau scruter les eaux, aucun nez de phoque n’apparaît. Faut-il rentrer bredouille ? Le capitaine décide plutôt de mouiller un temps aux abords d’Anticosti. Une barque abandonnée est repérée. De quoi susciter tout de suite des questions au sein de l’équipage commandé par Basile Giasson. Quatre décident d’aller voir de près. Ils se rendent du côté du refuge entretenu, du moins en principe, par le gouvernement en guise de secours à d’éventuels infortunés de la mer.

« En ouvrant la porte, nous aperçûmes des tas de débris, cœurs, fressures et boyaux et, accrochés au plafond, six cadavres éventrés, la tête coupée ainsi que les bras et les jambes, à la jointure du coude et du genou, et une barre de bois passée à travers les cuisses pour les tenir ouvertes. » L’horreur s’empara d’eux. D’autant plus lorsqu’ils comprirent que tout cela appartenait à des corps humains. « Nos cheveux devinrent à pic sur nos têtes et semblaient soulever nos casques. »

Un rapport d’époque indique que, selon toute vraisemblance, les naufragés longèrent la côte en direction d’un dépôt de secours dont ils connaissaient, comme d’autres, l’existence. En arrivant sur place, les infortunés trouvèrent les lieux déserts. Aucune provision ne s’y trouvait. Elles avaient été enlevées. Ils ne pouvaient compter sur rien, sinon sur un bâtiment de bois vide à même de les accueillir. Dans l’extrémité où ils se trouvaient, en sont-ils arrivés à se résoudre au pire pour survivre ?

Le fond trouble de l’histoire

Les conjectures sur ce qui s’est vraiment passé en disent peut-être davantage sur les projections des vivants que sur le sort des infortunés. Tous les scénarios en vérité paraissent possibles. Il se joue en tout cas, dans certaines versions de l’histoire, une projection de récit anthropophage qui tient du cliché racial. Dans une pièce, observe Vigneau, ils auraient trouvé le corps d’un homme imposant, un « mulâtre », prend-il la peine de préciser. Des restes humains, autour de lui, en font-ils le responsable de la scène ? On peut croire que Vigneau souhaite le laisser entendre.

Personne ne sait, et nul ne saura jamais exactement ce qui s’est passé. Les corps sont enterrés dans une fosse. Plusieurs objets se retrouvent dispersés, souvenirs tragiques du lieu. On en compte aux îles de la Madeleine, indiquent les documents du temps, sans doute rapporté par l’équipage responsable de la triste découverte. A-t-on pillé une scène de crime ?

En fait, les malheurs s’additionnaient les uns aux autres à l’île d’Anticosti. En juillet 1829, le capitaine Bayfield se trouvait à Baie-Ellis Cove, dans les eaux d’Anticosti. Il affirme dans son journal avoir trouvé l’épave du Hibernia, un gros navire marchand,« dont le capitaine est mort ici de fatigue ». « Nous avons été informés qu’un autre vaisseau, une barque, a sombré à environ 20 miles du sud-est et qu’environ la moitié de l’équipage est mort. » Tout cela s’ajoute, dit-il, à l’équipage et aux passagers du Granicus, « tous morts misérablement du froid et de la faim après s’être entredévorés les uns les autres ». Tout cela fait beaucoup déjà pour cette année qui n’a que quelques mois, observe le capitaine.

Dans le cas du Granicus, l’histoire de cannibalisme qui frappa si fort les esprits était le résultat, du moins en partie, de mesures d’austérité économiques imposées par le gouvernement. Pour réduire les coûts de surveillance du fleuve, ce refuge d’hiver, normalement pourvu du minimum vital pour les malheureux contraints de s’y réfugier, avait été abandonné. En faisant l’effort d’arriver jusqu’au refuge, croyant encore pouvoir échapper à la mort, les rescapés du naufrage du Granicus ignoraient qu’il n’était pourvu de rien. Ils comprirent bientôt, laissés à eux-mêmes, qu’ils se trouvaient doublement piégés, tant par l’hiver que par la politique d’austérité du gouvernement.



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