Retrouvailles et soulagement pour une famille d’Ukrainiens arrivée au Québec

Les corps fatigués se sont collés, comme des aimants. Les étreintes ont duré cette petite éternité que durent les retrouvailles d’aéroport. Après un mois et demi d’angoisse, Olena Shapovalova a pu enfin prendre dans ses bras sa mère, sa sœur Raisa, le mari de celle-ci, Igor, et cinq de ses nièces, qui ont fui l’Ukraine sous les bombes.
Nul besoin de traduction pour les mots ukrainiens chuchotés à l’oreille pendant les embrassades : la joie était visible dans les yeux fermés, et le soulagement, palpable. « Je ne les connais pas, mais ça me fait pleurer », a glissé, émue, une spectatrice inconnue qui attendait aux arrivées de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, à Montréal.
Debout, derrière un drapeau de l’Ukraine qu’elle avait accroché, la fille d’Olena Shapovalova, Iana, avait attendu sagement pendant trois longues heures. Ce petit rituel est presque devenu la routine pour la jeune femme de 19 ans, qui en est à accueillir sa troisième famille à l’aéroport. Cinq autres sont encore à venir. « De faire tout ça pour eux, ça nous occupe et ça compense pour toutes les choses négatives qu’on vit », a-t-elle expliqué.
Dans la nuit du 23 au 24 février dernier, la famille Shapovalova, qui a immigré sur la Rive-Sud montréalaise il y a près de dix ans, a vécu un mélange d’horreur et d’impuissance lorsqu’elle a compris que la guerre venait de commencer. De l’autre côté de l’océan, ses proches, dont Raisa, Igor et cinq de leurs six filles — l’aînée vivant aux États-Unis — ont organisé leur départ en catastrophe.

Le lendemain, le couple a pris la route avec ses filles vers la frontière hongroise. Même Yosik le chien et Chester le chat étaient de la partie. Les demandes de visa ayant été faites assez tôt, avant la cohue, elles ont pu être traitées rapidement. Malgré tout, il était difficile d’obtenir des rendez-vous pour la prise de données biométriques dans l’un des trois centres situés près de l’Ukraine. La famille a finalement réussi cette étape, au prix de quelques allers-retours à Berlin.
Des efforts et un réseau bienveillant
Mais rien de tout cela n’aurait été possible sans l’aide de la famille Shapovalova, qui, depuis le début, a coordonné à distance les efforts de cette opération d’évacuation selon les besoins de chacune des huit familles. Une campagne GoFundMe a aussitôt été mise en place et a recueilli jusqu’ici plus de 36 000 dollars. L’argent amassé servira à payer les billets d’avion, les démarches d’immigration et d’autres frais de subsistance pour près de 40 personnes, dont une trentaine souhaite venir au Québec.
« On n’a pas vraiment de famille en Europe, alors on est les seuls à pouvoir les accueillir », a souligné la jeune Iana. « Même si on leur dit que le Canada est un pays extraordinaire, on n’essaye pas de convaincre personne. On veut juste leur donner le choix. »
La page Web de la campagne est mise à jour au fil des petites victoires, comme lorsqu’une famille obtient son visa ou atterrit à Dorval. « Avec mes parents et mes frères, on forme toute une équipe ! » dit la très dégourdie Iana, qui possède le titre officieux de porte-parole. « Chacun a son rôle chez nous, et mon papa, c’est le leader. »
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Dans la charcuterie de Greenfield Park où travaille la maman, Olena, une pancarte affichant les photos des huit familles attire chaque jour l’attention des clients, qui posent des questions et qui sèment quelques mots d’encouragement. « Il y a même des gens qui ont apporté des sacs de dons. La générosité des gens, ça m’a touché le cœur », dit-elle. Le bouche-à-oreille a fait son œuvre, et la vague de solidarité a déferlé jusqu’aux amis d’amis. C’est ainsi que les Shapovalova ont trouvé des chambres, voire des sous-sols entiers, pour héberger leurs proches le temps de la quarantaine et au-delà.
Horreurs à Marioupol
L’été dernier, lors d’un séjour en Ukraine, Olena Shapovalova avait proposé à sa mère, Tamara, de revenir avec elle au Canada puisqu’elle détenait d’une visite précédente un visa encore valide. Mais la septuagénaire a préféré rester à Marioupol. « Quand je suis partie, elle m’a regardé sans rien dire. Je voyais dans ses yeux quelque chose qui disait “c’est la dernière fois” », raconte Olena, s’estimant heureuse de revoir sa mère, quoiqu’un peu inquiète devant sa silhouette frêle et son visage émacié.
Au cours des dernières semaines, Tamara a dû se réfugier dans une église de Marioupol avec ses proches et une centaine de personnes. « Il n’y avait pas d’électricité ni de nourriture. Pour avoir de l’eau, ils faisaient fondre de la neige », relate Iana. Dehors, une pluie d’obus éventrait le décor, emportant tout de la ville. Son âme et celle de ses habitants, y compris celle de Nikolai, l’un des fils de Tamara.
« Avec d’autres hommes, mon oncle sortait parfois pour aller chercher un peu de nourriture dans les maisons bombardées », a expliqué Iana. « En creusant dans les débris, ils trouvaient parfois des personnes dans des sous-sols et les emmenaient à l’église. » Un soir, parti pour l’une de ses rondes, Nikolai n’est jamais revenu. Son corps a été retrouvé par terre, à côté de son véhicule frappé par un missile.
Pour quitter Marioupol et sortir du pays, Tamara a littéralement traversé l’horreur, ville par ville. Zaporijjia, Dnipro… Sur la page GoFundMe, Iana a décrit chaque étape de la fuite de sa grand-mère qui l’a fait rejoindre une autre de ses filles, Raisa. « Les fenêtres de leurs voitures ont volé en éclats à cause des tirs. [La famille] reprendra la route dès que ce sera réparé. […] Merci de prier pour un miracle. »
Les prières ont été exaucées mardi soir, lorsque l’avion s’est posé sur le tarmac de l’aéroport Trudeau. « Ça fait plus d’un mois qu’ils sont sur la route, alors ils ont ressenti un grand calme quand l’avion a atterri », a dit Iana, qui traduit les propos de son oncle Igor. « Mon oncle dit qu’il retrouve une atmosphère de vie normale, comme si le Canada était leur maison. »
Sur leurs visages fatigués, un sourire de reconnaissance reste accroché. « Ma tante tient à dire merci à ceux qui aident l’Ukraine. Sans cette aide, rien de tout ça n’aurait été possible. C’est beaucoup d’amour. »