Parrainages de réfugiés: un programme humanitaire dénaturé

Depuis janvier 2016, la réglementation québécoise en matière d’immigration est claire: «Nul ne peut tirer profit, sous quelque forme que ce soit» d’un parrainage. Sur la photo, un réfugié syrien à Toronto, en 2016.
Photo: Chris Young La Presse canadienne Depuis janvier 2016, la réglementation québécoise en matière d’immigration est claire: «Nul ne peut tirer profit, sous quelque forme que ce soit» d’un parrainage. Sur la photo, un réfugié syrien à Toronto, en 2016.
Le Devoir
Enquête

Suspendu deux fois en cinq ans, le programme québécois de parrainage de réfugiés ouvrira de nouveau le 18 janvier. Selon ce qu’a constaté Le Devoir, des organisations et des consultants en immigration ont tiré profit de zones grises dans la réglementation de ce programme humanitaire au cours des dernières années.

Sitôt élu à l’automne 2015, le nouveau premier ministre Justin Trudeau a commencé à honorer sa promesse d’accueillir 25 000 réfugiés syriens en quelques mois, et Québec lui a emboîté le pas en disant vouloir recevoir plus de 7000 d’entre eux. Dans la foulée de ces annonces, de nombreux organismes ont saisi la balle au bond et se sont mis à faire du recrutement et du parrainage.

C’est le cas de l’homme d’affaires montréalais d’origine syrienne Bilal Hamideh, qui a créé, à la même époque, Parrainage réfugiés du Grand Montréal (PRGM), un organisme à but non lucratif dont la mission est de faciliter l’entrée de réfugiés syriens au Québec. En moins de douze mois, l’organisme a ouvert près de 200 dossiers de demandes d’asile et a récolté trois millions de dollars pour subvenir aux besoins des réfugiés pour leur première année au pays, selon des documents obtenus par Le Devoir. N’étant pas encore autorisé à parrainer des familles, PRGM a dû se tourner vers des organisations comme des églises et des mosquées qui, elles, détiennent ces autorisations.

En 2016, PRGM a proposé aux paroisses de Sainte-Adèle et de Saint-Sauveur d’accueillir une centaine de familles. En contrepartie, « chaque famille de réfugiés admise au Canada [ferait] un don de 1000 dollars à l’organisme parrain », peut-on lire dans le procès-verbal de la rencontre que Le Devoir a corroboré par de nombreux témoignages. Elles ont toutefois refusé.

Dans une autre communication au Diocèse de Montréal, en 2018, le fondateur de PRGM, Bilal Hamideh, a offert « au moins 2000 $ de don par famille pour chaque église qui aide en parrainant un réfugié ».

Alessandra Santopadre, responsable du parrainage des réfugiés au Diocèse de Montréal, a expliqué au Devoir avoir refusé l’offre, parce que tirer profit d’un parrainage va « contre l’éthique de l’archevêché et les valeurs de l’Église catholique », et il s’interrogeait quant à la légalité de cette proposition.

« Nul ne peut tirer profit »

Depuis janvier 2016, la réglementation québécoise en matière d’immigration est claire : « Nul ne peut tirer profit, sous quelque forme que ce soit » d’un parrainage. Seuls des frais d’administration — qui ne peuvent excéder 1 % du montant requis pour subvenir à leurs besoins essentiels au cours de la première année — peuvent être perçus. Ces frais sont généralement de 200 à 300 $.

En entrevue au Devoir, Bilal Hamideh soutient que ces courriels auraient été envoyés « à son insu ». Assurant respecter la réglementation, il dit que les sommes récoltées pour le parrainage — qui auraient pu atteindre 10 millions entre 2015 et 2020 selon des documents consultés par Le Devoir — sont des dons qui ne proviennent pas des réfugiés directement. « L’argent provient de dons de la population ou des dons de la famille ou des amis des réfugiés qui voulaient être parrainés. »

Bilal Hamideh affirme n’avoir jamais fait de profit de quelque manière que ce soit avec les dossiers de réfugiés. Son de cloche similaire de la part de Me Patrice Blais, administrateur de PRGM depuis sa création et président de l’organisme depuis février 2017. « Les réfugiés ne se font pas solliciter. On amasse des dons qui vont pour soutenir les familles une fois rendues ici. Lorsqu’on a rencontré le ministère de l’Immigration [du Québec], ç’a été clair qu’on ne pouvait pas demander de l’argent aux familles de réfugiés. »

M. Hamideh possède également une firme de consultants en immigration, Go Canada, qui partage ses bureaux avec PRGM dans l’arrondissement de Saint-Laurent. La vaste majorité des réfugiés parrainés par PRGM ont eu recours aux services de Go Canada pour leurs demandes, reconnaît Patrice Blais. Des sources indiquent au Devoir que ces services de consultations pouvaient s’élever à plusieurs milliers de dollars.

M. Hamideh nie ces allégations, soutenant n’avoir jamais fait de profit avec le parrainage avec son entreprise. Quant à M. Blais, il soutient qu’il y a eu « un petit ménage à faire », sans détailler plus. « Quand je suis arrivé [comme président de PRGM en 2017], il fallait séparer ça, parce que [la promiscuité] n’avait justement pas de bon sens. »

Patrice Blais a refusé de communiquer les montants qui se trouvent dans les comptes de PRGM. Dans un courriel envoyé en 2020 à des organismes en Saskatchewan que Le Devoir a obtenu, l’organisme indiquait qu’il avait pu « collecter environ 10 millions de dollars de dons entre l’année 2015 et 2020. » Me Blais conteste ces chiffres et affirme que ces correspondances ont été envoyées par un bénévole sans son approbation.

Me Blais a par ailleurs confirmé que « PRGM ne soumettra pas de demandes lors de la réouverture du programme [québécois de réfugiés] » qui aura lieu demain le 18 janvier parce qu’il en est empêché par le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI). À la suite d’une enquête, un décret gouvernemental a interdit cet automne à 18 organismes ayant présenté « des informations ou documents faux et trompeurs » de soumettre de nouvelles demandes. [Voir encadré] Me Blais indique qu’un seul dossier serait problématique et que c’est parce que la famille lui a « menti ».

Qu’adviendra-t-il des sommes récoltées par l’organisme pour parrainer les réfugiés de PRGM qui ne pourront finalement pas venir au pays ? Seront-elles remboursées aux familles ? « Si c’est un don spécifique pour une famille, on a une conversation avec les donateurs. On essaie de voir ce qu’on peut faire. C’est du cas par cas. »

Des « clients »

Au moment de l’accueil massif des Syriens, n’importe qui (ou presque) pouvait faire du parrainage, se souvient Paul Clarke, ex-directeur d’Action réfugiés Montréal, l’un des plus importants organismes de parrainage au Québec. « Le parrainage était autorisé en fonction de la capacité financière, mais pas en fonction de l’expérience de l’organisme. Des organismes qui n’en avaient jamais fait pouvaient soudainement prendre 200 dossiers. C’est pour ça qu’on a eu tellement de problèmes », dit-il.

Le manque d’encadrement du programme québécois de parrainage collectif a pu créer certaines zones grises et parfois générer de la confusion. Des réfugiés ont pu en faire les frais, a constaté Le Devoir. Firas Ghunaim, un réfugié syrien qui est arrivé au Québec en 2019, s’estime victime d’un système dans lequel il dit avoir dû avancer plus de 20 000 $ pour pouvoir immigrer au Canada. C’est à Dubaï — où il s’était réfugié avec sa famille pour fuir le conflit qui déchirait sa Syrie natale — qu’il a pour la première fois entendu parler du programme québécois de parrainage collectif.

Pour y accéder, une recruteuse a exigé de lui 2000 $ en argent comptant par l’entremise d’une connaissance dans les pays du Golfe pour le mettre en contact avec un consultant ou un organisme québécois qui s’occuperait de son parrainage. Or, la loi l’interdit : si une personne perçoit des frais pour mettre en relation des garants et des ressortissants étrangers et qu’un parrainage résulte de cette démarche, « cette personne se trouverait à en avoir tiré profit », a précisé au Devoir un porte-parole du ministère de l’Immigration.

Pour lui et sa femme, Firas Ghunaim a ensuite versé 8000 $ à une consultante en immigration de l’ouest de Montréal, Fayza Rifai, pour qu’elle puisse traiter leur dossier. Pour peu qu’ils soient détaillés dans un contrat, ces honoraires, que le consultant fixe à sa discrétion, peuvent être encaissés.

Un dernier montant de 13 000 $ a dû être déboursé en amont par M. Ghunaim et sa femme, soit la somme pour subvenir à leurs besoins durant leur première année d’installation exigée par le ministère de l’Immigration du Québec pour éviter que la famille ait recours à l’aide sociale. Ce « dépôt de garantie » doit provenir non pas des réfugiés eux-mêmes, mais du garant, soit l’organisme ou la personne qui parraine (un proche parent, un ami ou autre). Il doit être remboursé dès la première année.

Deux ans après être arrivé au Québec, Firas Ghunaim ressent encore de l’amertume. « Les consultants en immigration, ce sont comme des courtiers », illustre-t-il. Selon lui, ils trouvent d’abord des « clients » réfugiés et cherchent parallèlement des organismes ou des groupes d’individus pour les parrainer.

Bien qu’elle dise s’être occupée de quelques dossiers de personnes moins nanties, Mme Rifai admet qu’elle a privilégié certaines candidatures de personnes qui étaient à l’aise financièrement pour ses contrats de consultante, sans quoi ce n’était pas rentable pour elle. Pour elle, ce genre de situation était inévitable et engendré par le programme lui-même. « Oui c’était un programme humanitaire, et on voulait faire venir les gens les moins “capables”, mais le système n’était pas créé pour faciliter ça », a-t-elle dit.

Un « bar ouvert »

Plusieurs réfugiés approchés ont refusé de raconter, même sous le couvert de l’anonymat, leurs problèmes avec ce programme au cours des dernières années. Ils ont dit craindre des représailles de la part des personnes qui les ont fait immigrer ici ou de nuire à ce programme, qui leur a finalement permis de fuir leur pays, même si c’était à fort prix. « Les abus, on les accepte, mais pas la guerre », a répondu l’une d’elles au Devoir.

Pour quiconque enfreint la loi et tire profit d’un parrainage, les sanctions prévues font état d’amendes pouvant aller jusqu’à 100 000 $. Or, selon le ministère de l’Immigration, aucune infraction n’a été constatée pour un garant depuis 2016.

Cela n’empêche pas que les visées humanitaires du programme ont été détournées au profit de certains, croit fermement Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des réfugiés et des immigrants (TCRI). « C’était un peu le “bar ouvert” », note-t-il, en évoquant la période où les réfugiés syriens ont commencé à arriver massivement il y a plus de cinq ans. « Il y avait vraiment un commerce d’achat de places de parrainage qui s’était constitué, le [ministère] n’avait aucun outil pour agir. »

Un programme deux fois suspendu

En janvier 2017, la ministre libérale de l’Immigration, Kathleen Weil, a suspendu le programme québécois de parrainage de réfugiés, dont le nombre de dossiers se chiffrait à plus de 11 000. Des soupçons de fraude auraient aussi mené à cette décision, estime Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des réfugiés et des immigrants. « C’était largement connu qu’il y avait des irrégularités avant que la ministre ferme le programme, et c’était une des raisons de pouvoir le repenser. Et surtout, il n’y avait pas de plafonds de dossiers. »

 

Le programme a ainsi été fermé plus d’un an et demi pour être réformé par les fonctionnaires. Un resserrement des règles qui n’a pas permis d’éviter certains abus, ont constaté des organismes oeuvrant auprès des immigrants. « Ce qui est grave, c’est lorsqu’il y a de la business qui rentre dans le parrainage. Et si c’est arrivé, c’est strictement la faute de l’immigration, qui n’a pas su bien gérer son programme et mettre les balises nécessaires », estime Nayiri Tavlian, la directrice de Hay Doun, un organisme qui fait du parrainage depuis 15 ans.

 

En octobre 2020, le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) a de nouveau suspendu le programme de parrainage pour un an, mais pour les organismes seulement. La ministre Nadine Girault avait dit vouloir mener une enquête à la suite « d’allégations sérieuses qui mettent en cause l’intégrité des actions de certains organismes et la protection des réfugiés. » Résultat ? « [L’enquête] a confirmé l’existence de stratagèmes visant à contourner l’objectif humanitaire du programme », a indiqué le MIFI l’automne dernier.

 

Sur 50 organismes ayant déposé des dossiers de parrainage en 2019-2020, 18 d’entre eux ont ainsi vu leurs demandes rejetées « pour avoir fourni des renseignements faux ou trompeurs », et ne pas avoir respecté la réglementation en vigueur, qui empêche quiconque de « tirer profit » d’un engagement de parrainage.

 

Les organismes fautifs, qui figurent sur une liste confidentielle pour le moment, seront empêchés de déposer des dossiers pour les deux prochaines années.


Une consultante condamnée en Ontario

En 2016, le cas d’Abeer Qita, une consultante en immigration de l’Ontario qui a perdu son permis et été condamnée à une amende pour inconduite professionnelle, avait fait les manchettes au Canada anglais. Cette consultante recrutait de riches Syriens qui s’étaient réfugiés dans les pays du Golfe et exigeait d’eux un minimum de 5000 $ pour déposer leur dossier au programme fédéral de parrainage privé. Elle a aussi collecté des dons et refusé de rembourser certains frais, alors que tirer profit d’un parrainage est interdit par la loi ailleurs au Canada.

 

Au printemps 2021, le comité de discipline du Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada — aujourd’hui devenu un collège avec des pouvoirs accrus — a condamné Abeer Qita, qui oeuvrait avec son mari au sein de Fast to Canada, à une amende de 50 000 $ et a révoqué son accréditation pour deux ans. Jusqu’à l’été dernier, la consultante a contesté cette décision devant la Cour fédérale, en vain.



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