Les orphelins de Duplessis se sentent oubliés

Albert Nadeau dit avoir subi de mauvais traitements de la part des Sœurs grises de Montréal.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Albert Nadeau dit avoir subi de mauvais traitements de la part des Sœurs grises de Montréal.
Le Devoir
Enquête

Les orphelins de Duplessis sont-ils les grands oubliés du mouvement de reconnaissance des abus commis au sein de l’Église catholique ? Plusieurs d’entre eux disent avoir vécu des sévices semblables — abus sexuels, physiques et psychologiques — à ceux infligés aux victimes des prêtres pédophiles et aux survivants des pensionnats autochtones. Ils déplorent toutefois avoir été effacés de la mémoire collective et insuffisamment indemnisés par le gouvernement québécois.

À noter qu’aucune des allégations formulées dans ce reportage n’a encore été prouvée en cour. Ni les congrégations visées par les allégations rapportées dans cet article ni leurs avocats n’ont voulu répondre aux questions du Devoir en raison des procédures judiciaires en cours.

« On est en train de se faire oublier, souffle Marc Migneault. C’est comme si on n’existait pas [les orphelins de Duplessis]. » L’homme de 66 ans allègue avoir été agressé sexuellement par un prêtre lors de son séjour de 1960 à 1964 à l’Institut Mgr Guay à Lauzon (Lévis) et agressé physiquement par des religieuses qui le battaient à coup de strap et de fouet. « Moi, j’oublie pas. »

Les orphelins de Duplessis sont ces enfants pris en charge de 1935 à 1964 par des congrégations religieuses dans des orphelinats et des hôpitaux psychiatriques de la province. Plusieurs d’entre eux ont été faussement étiquetés comme déficients mentaux, ce qui les rendait inaptes à l’adoption.

Lorsque le gouvernement du Québec a mis en place le Programme national de réconciliation avec les orphelins et orphelines de Duplessis dans les années 2000, Suzanne (prénom fictif) a reçu 15 000 $ en aide financière.
 

Selon des données recueillies par Le Devoir, les survivants des pensionnats autochtones ont reçu en moyenne 91 466 $ en compensation de la part du gouvernement fédéral et les actions collectives réglées avec des ordres religieuxont permis aux victimes de prêtres pédophiles de recevoir entre 80 000 $ et 125 000 $ en moyenne.
 

« On a reçu des miettes », s’insurge Suzanne qui souhaite préserver l’anonymat puisque ses proches ne sont pas tous au courant de son passé. « J’ai dû faire trois thérapies pour m’en sortir, et j’en commence une autre. »

Abandonnée par sa mère, la dame de 69 ans a séjourné de 4 à 10 ans à l’orphelinat de La Tuque, géré par les Sœurs grises de Montréal. « On m’a fait manger mon vomi. On m’enfermait dans un cachot noir en bas, sans fenêtre, et si petit que je devais dormir assise. Je recevais des coups avec des manches à couteaux sur mes jointures, au point que j’ai dû me faire opérer plus tard. On recevait des coups de strap, de règle. On était sous-alimentés, allègue-t-elle. On était maganés, et pas à peu près. »

J’ai dû faire plusieurs thérapies pour surmonter mes traumatismes

 

« Pensez-vous qu’on rit de moi ? » lance à son tour Albert Nadeau, qui a lui aussi reçu 15 000 $ en aide financière. Dans son enfance, l’homme de 67 ans a été placé à la crèche d’Youville, à Montréal, où il dit avoir subi de mauvais traitements de la part des Sœurs grises de Montréal. Comme bien d’autres orphelins de Duplessis, Albert Nadeau est par la suite devenu ce que l’on appelait à l’époque un orphelin agricole. Il dit avoir été envoyé chez un agriculteur à Saint-Alexis de Montcalm qui le traitait en « esclave ». « Mon cœur, c’est un poignard qu’il a dedans. Tu restes marqué à vie. »

Quittance

 

Afin d’obtenir cette aide financière, les 6467 orphelins de Duplessis dont la demande a été acceptée par le programme de réconciliation ont dû signer une quittance renonçant ainsi à intenter tout recours civil, individuel ou collectif contre le gouvernement du Québec et les congrégations religieuses pour les dommages, sévices et préjudices subis en institution.

Pour Pierre Samson, signer cette déclaration lui a surtout permis d’obtenir un document qui confirmait qu’il avait été interné « illégalement », dit-il, pendant huit ans à l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu dans l’est de Montréal, tenu par les Sœurs de la Providence. L’homme faisait partie de ces centaines d’orphelins faussement déclarés « débiles mentaux », puis internés par le gouvernement de Maurice Duplessis afin d’obtenir des subventions du fédéral.

« Mais, en dessous de ma signature, j’ai écrit “Signed under duress” [signé sous la contrainte] », raconte-t-il en anglais. Du coup, son compte bancaire s’est enflé de 18 500 $. « Mais j’étais tellement insulté [par le montant] que j’ai donné tout l’argent », rage-t-il. « J’ai vécu l’enfer », se souvient l’homme de 74 ans. Un enfer qui aurait pris la forme d’expériences médicales et de chocs électriques pratiqués sur son corps d’enfant, allègue-t-il.

Dédommagements

 

Selon Rod Vienneau, qui dirige le Comité des enfants de la grande noirceur, le Québec a une dette morale envers les orphelins de Duplessis. « Ils n’ont jamais obtenu justice », clame-t-il. Le gouvernement a d’ailleurs choisi le terme « aide financière » plutôt qu’« indemnisation » dans son programme de réconciliation pour éviter de reconnaître les torts du passé, croit-il.

Ces dernières années, Rod Vienneau a recueilli les noms de 1480 orphelins de Duplessis, dont 29 Autochtones, qui souhaitent participer à une nouvelle action en justice contre le gouvernement du Québec et huit congrégations de religieuses (les Sœurs de la Providence, les Sœurs de la Miséricorde de Montréal, les Sœurs grises de Montréal, les Petites Franciscaines de Marie, les Sœurs du Bon Pasteur de Québec, la Congrégation des Sœurs de Notre-Dame Auxiliatrice, les Sœurs de la Charité de Québec, les Sœurs dominicaines de la Trinité).

En mai 2020, le juge André Prévost, de la Cour supérieure, a rejeté cette demande d’autorisation d’intenter une action collective présentée par Me Alan Stein au nom des orphelins de Duplessis. Le magistrat arguait qu’il n’y avait pas de question de droit commune à l’ensemble du groupe.

Mais une demande d’appel a été accueillie en février 2021 et sera entendue dans les prochains mois. « Si c’est nécessaire, j’irai jusqu’en Cour suprême », lance en entrevue Me Stein. « C’est ridicule, les montants qu’ils ont reçus. »

L’avocat fait valoir que le droit a évolué. Lorsque les orphelins de Duplessis ont accepté l’aide financière, ils n’avaient aucun recours juridique possible en raison du délai de prescription. Celui-ci a toutefois été aboli en 2020 pour les cas d’agressions sexuelles et de violences subies durant l’enfance.

Me Stein estime également que la quittance n’est valide que pour l’aide financière offerte par le gouvernement du Québec, et non pour les réclamations en dommages punitifs et exemplaires pour les abus sexuels, physiques et psychologiques qu’ils auraient subis. L’avocat réclame au gouvernement et aux communautés religieuses une indemnisation de 875 000 $ pour chaque orphelin.

Parmi les congrégations de religieuses visées par la procédure, seule la congrégation des Sœurs de Notre-Dame Auxiliatrice a accepté de répondre aux questions du Devoir. Sœur Thérèse Charbonneau assure qu’aucun enfant qui a séjourné à l’orphelinat St-Michel de Rouyn n’a reçu un faux diagnostic de « débile mental ». Selon ses dires, une seule victime présumée d’abus affirme avoir fréquenté l’orphelinat St-Michel et « on n’a aucune preuve dans nos dossiers que cette personne a séjourné ici », dit-elle.

Les cabinets d’avocats représentant les congrégations religieuses visées par la demande d’autorisation ont tous refusé de répondre à nos questions, puisque le dossier se trouve présentement devant les tribunaux. Pour l’instant, il n’a pas été établi devant la justice que ces congrégations ont infligé de mauvais traitements aux enfants.

Le procureur général du Québec, également visé par la procédure, n’a pas voulu non plus commenter le processus judiciaire en cours. L’attachée de presse du ministre Simon Jolin-Barrette, Élisabeth Gosselin, a toutefois précisé que le programme national de réconciliation avec les orphelins de Duplessis « a été établi à la suite des recommandations d’un rapport du protecteur du citoyen et d’une entente avec le Comité des orphelins et orphelines institutionnalisés de Duplessis ».

Et les congrégations religieuses ?

Selon des informations obtenues par Le Devoir auprès du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale — qui chapeaute le programme de réconciliation avec les orphelins de Duplessis —, le gouvernement du Québec a déboursé 92 millions de dollars en aide financière. Les congrégations religieuses n’ont pas contribué financièrement à ce programme.

« Et les sœurs ne se sont jamais excusées », rappelle Gábor Boros, qui a été séparé avec son frère du reste de leur famille à leur arrivée au Québec de Hongrie en 1957. Les deux garçons de 6 et 8 ans ont été placés jusqu’en 1959 à l’Institut Saint-Joseph-de-la-Délivrance, à Lévis, géré par les Sœurs de la Charité de Québec — « une forme de kidnapping », aux yeux du septuagénaire.

Dès leur descente du bateau, « la congrégation a persuadé nos parents […] de nous prendre en charge », dit-il. Dans cet environnement « d’hostilité, de xénophobie, de violence verbale et physique » qu’était l’orphelinat, il leur était interdit de parler le hongrois, et les religieuses voulaient à tout prix chasser le communiste en eux, soutient l’homme. Un séjour qui l’a également laissé avec plusieurs doigts atrophiés après que des religieuses eurent mal soigné ses engelures, témoigne-t-il.

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Gábor Boros a été séparé avec son frère du reste de leur famille à leur arrivée au Québec de Hongrie en 1957. Les deux garçons de 6 et 8 ans ont été placés jusqu’en 1959 à l’Institut Saint-Joseph-de-la-Délivrance, à Lévis, géré par les Sœurs de la Charité de Québec — «une forme de kidnapping», aux yeux du septuagénaire.

Jean-Paul Fortier, qui a lui aussi fréquenté l’Institut Saint-Joseph-de-la-Délivrance, dit avoir encore aujourd’hui des marques dans le dos à la suite de coups de fouet reçus à l’orphelinat et affirme avoir souffert de boulimie et d’anorexie pendant 25 ans après avoir été obligé à manger son vomi. « J’ai dû faire plusieurs thérapies pour surmonter mes traumatismes », dit-il.

L’homme de 69 ans dresse un parallèle avec les abus commis dans les pensionnats autochtones. « C’est pratiquement la même affaire qui nous est arrivée », estime-t-il. Il ne faut toutefois pas oublier que, dans les pensionnats autochtones, les abus ont été perpétrés dans le cadre d’un génocide culturel aujourd’hui reconnu.

Voile d’invisibilité

Selon le professeur de sociologie de l’Université Laval André Turmel, les orphelins de Duplessis souffrent d’un voile d’invisibilité. « Ça nous donne bonne conscience au Québec de savoir que les 215 enfants [dont les dépouilles ont été trouvées] près du pensionnat de Kamloops étaient sous la responsabilité du fédéral. C’est pas les bons Québécois qui ont fait ça », relève l’auteur de l’ouvrage Le Québec par ses enfants — Une sociologie historique (1850-1950).

Mais les Québécois devront un jour se regarder dans le miroir, croit-il. « Le traitement qu’on a réservé aux orphelins de Duplessis est ce qui se rapproche le plus de ce qu’on a fait aux enfants autochtones [des pensionnats]. »

Avec Ulysse Bergeron

Qui sont les orphelins de Duplessis?

De 1935 à 1964, période durant laquelle Maurice Duplessis a été premier ministre du Québec pendant 18 ans, des milliers d’enfants ont été placés dans des crèches, des orphelinats et des hôpitaux psychiatriques tenus par des congrégations religieuses. Plusieurs de ces enfants étaient de véritables orphelins, d’autres étaient des enfants illégitimes ou encore placés dans ces institutions par le gouvernement ou leurs familles, incapables de s’occuper d’eux (maladie, problèmes financiers, etc.). Nombre d’entre eux ont reçu de faux diagnostics de « débiles mentaux » pour permettre aux institutions qui les hébergeaient de toucher des subventions du fédéral réservées aux établissements psychiatriques. Plusieurs orphelins de Duplessis allèguent avoir été abusés sexuellement, physiquement et psychologiquement. De manière générale, ces enfants ont été peu stimulés intellectuellement. Dans un rapport sur le sujet déposé en 1997, le protecteur du citoyen Daniel Jacoby indiquait que la majorité des orphelins de Duplessis « ne parlaient pas du tout avant l’âge de 4 à 6 ans » et « la grande majorité des enfants ne savaient ni lire ni écrire à leur majorité, lorsqu’ils sortaient de ces institutions ». Plusieurs orphelins de Duplessis effectuaient du travail non rémunéré dans les institutions religieuses ou étaient envoyés chez des cultivateurs pour travailler dans les champs. Ces derniers étaient appelés des orphelins agricoles.


Si vous êtes victime de violence sexuelle, vous pouvez contacter un Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) près de chez vous. Cliquez ici pour en voir la liste ou appelez la ligne Info-aide violence sexuelle au 1 888 933-9007.

 



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