La douce anarchie québécoise de 1968

Photo: Archives Agence France-Presse Des voitures renversées rue Gay-Lussac à Paris, lors de violentes bagarres qui ont opposé des étudiants aux forces de l’ordre dans la nuit du 10 au 11 mai 1968.

Mai 68 n’a pas eu d’effet direct au Québec, estime l’historien Jean Lamarre, auteur d’une histoire du mouvement étudiant québécois de l’époque et de ses relations internationales. À tout le moins, ce ne sont pas des vases communicants. « Mes recherches montrent qu’en mai, le Québec est peu au courant des revendications françaises. »

Claude Charron, alors un des leaders étudiants, va même écrire à ses vis-à-vis français pour connaître leurs revendications. « Les étudiants québécois pensent d’abord qu’ils partagent un objectif commun, celui de favoriser un meilleur accès au système d’enseignement », rappelle le professeur d’histoire au Collège militaire royal du Canada. Le 11 mai, l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) envoie un télégramme en appui aux étudiants français. Leurs actions, disent-ils, concernent une réforme de l’éducation supérieure pour laquelle ils luttent eux aussi… C’est une vision pour le moins étroite de la réalité.
 

Photo: Archives Agence France-Presse Le leader étudiant Daniel Cohn-Bendit 

Montréal ne compte alors qu’une seule université. Le grand réseau universitaire du Québec n’existe pas encore. La maigre structure en place pour accueillir de nouveaux contingents d’étudiants s’avère tout à fait insuffisante. Pourquoi financer une université anglaise comme McGill alors que tout manque pour la majorité française ? Les groupes anglophones de McGill vont eux-mêmes se mobiliser pour dénoncer la soumission de cette université au pouvoir. Dès la fin 1968, on pense à organiser une grande manifestation contre l’élitisme et la bourgeoisie que symbolise McGill, au nom de la décolonisation du Québec et de l’accessibilité de l’éducation. La manifestation aura lieu finalement le 28 mars 1969.

Le sociologue Jean-Philippe Warren, auteur d’Une douce anarchie : les années 68 au Québec, considère que Mai 68 a tout de même eu un fort écho ici, ne serait-ce que par un effet de rebondissement. À l’été, les leaders étudiants français sont invités au Québec. Jacques Sauvageot, un des leaders français de Mai, doit en principe venir. Cela ne se fera pas. « Cohn-Bendit va à Toronto en 1969 et s’arrête alors au Québec. Il se rend compte de la particularité du cas québécois. Au Québec, dit-il, j’aurais été nationaliste ! »

Photo: Archives Agence France-Presse Un affrontement avec la police à Paris

Un accès à l’éducation

Photo: Berthio Une caricature de Berthio publiée dans «Le Devoir» le 21 mai 1968 durant les événements qui ébranlèrent le pouvoir du général de Gaulle.

Au Québec, ce sera plutôt à l’automne que les revendications se feront le plus sentir. Jean Lamarre explique : « Au Québec, les tensions se font sentir à l’automne 1968, en octobre-novembre. Quinze collèges sur vingt-trois sont en grève, ainsi que quelques départements universitaires. Certaines facultés aussi. On veut un accès à l’éducation. On veut avoir accès à l’université. Montréal ne compte alors que l’Université de Montréal pour les francophones. Mais tout cela s’articule en faveur de ses propres revendications. » Jean Lamarre n’a pas constaté de rapports particuliers avec l’étranger, si ce n’est un soutien aux étudiants vietnamiens et cubains.
 

Bien avant la grève étudiante de l’automne 1968 au Québec et avant la France en mai, il y eut la grève pour les droits de scolarité en Acadie à compter du 12 février. Au Québec, dès l’été, on promet un automne chaud. Les nouveaux cégeps vont entrer en grève. « Les jeunes s’inquiètent de la qualité des cours, du manque de place pour eux. Ils se demandent s’il y aura une place pour eux à l’université. » Ces jeunes se mobilisent pour des objets concrets, par exemple la qualité de la nourriture dans les cafétérias. Il y a aussi une préoccupation importante pour la condition sociale pauvre d’où est issue une partie des étudiants.

Photo: Archives Agence France-Presse Les suites d’une manifestation à Paris

Quand, le 7 juin, une manifestation est organisée à Montréal pour soutenir les soulèvements en France, une poignée de personnes seulement s’y rendent. « Peut-être qu’on n’a pas mis le paquet pour mobiliser les gens à cet événement, mais il reste que les manifestations contre la guerre du Vietnam ou le racisme reçoivent beaucoup plus d’écho », dit Jean Lamarre. Pas tant que cela d’ailleurs, pense Jean-Philippe Warren. « Il faut arrêter de s’imaginer que les étudiants québécois sont alors portés par de grands enjeux internationaux comme la guerre du Vietnam. Les manifestations en opposition à la guerre ne rassemblent presque personne. »
 

« En 1969, alors qu’on sait ce qui se passe au Vietnam, un sondage indique pourtant que 25 % des étudiants sont pour la guerre, 15 % contre et que 60 % n’ont pas d’opinion ! » En somme, les étudiants québécois ne forment pas un tout compact, malgré l’image qu’on a voulu en donner dans un regard a posteriori. En même temps, observe Warren, environ 75 % de cette population étudiante va bientôt se montrer favorable aux idées du Parti québécois de René Lévesque. Ce n’est pas l’activité des Black Panthers, des Weather Underground ou de la Black Liberation Army qui domine les conversations. À travers la multitude des groupes qui pullulent alors, au Québec comme à l’étranger, tous les intérêts ne convergent pas dans une seule direction.

Il faut arrêter de s’imaginer que les étudiants québécois sont alors portés par de grands enjeux internationaux comme la guerre du Vietnam. Les manifestations en opposition à la guerre ne rassemblent presque personne.

Photo: Archives Agence France-Presse Un étudiant arrêté le 6 mai 1968

De la révolte au politique

La mémoire de Mai 68 au Québec a été réintégrée dans un grand récit porté par l’élan de la Révolution tranquille. Au point où ce n’est peut-être qu’au Québec que le souvenir de 1968 est aussi heureux, estime Jean-Philippe Warren. Ailleurs, presque partout, cette année turbulente est suivie de contre-courants très forts, notamment dans l’espace politique, note-t-il.

À la différence de ce qui se joue en Europe, les ponts entre les étudiants québécois et la constitution d’une élite politique vont apparaître bien vite. D’anciens membres de l’UGEQ seront bientôt propulsés dans l’appareil d’État, dont Bernard Landry, Pierre Marc Johnson, Denis de Belleval, Louise Harel et Claude Charron.

Pour Jean Lamarre, le 68 des étudiants québécois n’est pas le début de quelque chose mais plutôt la fin, puisque sa structure va éclater à la suite de profondes divisions et des défections. « Après, le mouvement sera plus réformiste que révolutionnaire. En 2012, avec le Printemps érable, cela ressemble beaucoup à ce qui se passe en 1968. Il y a une mobilisation intense, des revendications, puis une disparition. » Il n’en demeure pas moins, depuis les profondeurs de ce mouvement, une étincelle d’espérance envers l’avenir qui ne cesse de rejaillir au fil du temps.



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