​40 ans après le rapatriement de la Constitution: une révolution culturelle et juridique 

Le 17 avril 1982, la reine Élisabeth II proclamait l’entrée en vigueur de la «nouvelle Constitution» du Canada, dans laquelle une charte des droits et libertés trône en majesté. Une révolution non seulement juridique, mais également culturelle, s'est ensuivie.
Illustration: Sébastien Thibault Le 17 avril 1982, la reine Élisabeth II proclamait l’entrée en vigueur de la «nouvelle Constitution» du Canada, dans laquelle une charte des droits et libertés trône en majesté. Une révolution non seulement juridique, mais également culturelle, s'est ensuivie.

Ottawa, 17 avril 1982. D’un trait de stylo, la reine Élisabeth II proclame l’entrée en vigueur de la « nouvelle Constitution » du Canada, dans laquelle une charte des droits et libertés trône en majesté. Une fanfare éclate. Une révolution non seulement juridique, mais également culturelle, s’ensuit, raconte le juge en chef du Canada, Richard Wagner, 40 ans plus tard.

« Juridiquement, il y a eu une révolution ; culturellement aussi », fait-il valoir dans la salle de lecture des juges de l’édifice de la Cour suprême, à Ottawa. Toute personne qui y pénètre est d’abord happée par une grande courtepointe colorée, suspendue au mur de pierres grises du couloir, à côté de la porte à double battant. Les neuf juges du plus haut tribunal du pays — qui sont décrits comme « les défenseurs de la Charte des droits et libertés » — y sont représentés sous les traits d’une chouette. « La chouette : sage, attentive, perspicace : choix naturel pour une courtepointe représentant la Cour suprême ; la colorée chouette effraie incarne le dynamisme de cette cour », peut-on lire sur le cartel métallique signé David Baxter.

Enchâssée dans la Constitution — la loi au-dessus des lois fédérales et provinciales —, la Charte canadienne des droits et libertés a un « poids énorme », indique Richard Wagner. « [En 1982,] le Parlement canadien et les élus ont octroyé aux juges, pour la première fois, le devoir et la responsabilité d’interpréter la Charte des droits et libertés. Et ça, c’est une révolution par rapport à ce qu’il y avait auparavant, avant 1982, quand les tribunaux étaient appelés à simplement statuer [sur la légalité d’une loi] selon les juridictions [définies par] la Constitution, les articles 91 et 92 [qui déterminent] ce qui est provincial, ce qui est fédéral », rappelle-t-il dans un entretien avec Le Devoir. « Toute application de cette charte-là dans des situations réelles a un impact incroyable, un impact fondamental, sur l’évolution de la société », ajoute-t-il.

De 1982 aux années 2000 : la « fondation »

« Nous avons maintenant une charte qui définit le type de pays dans lequel nous souhaitons vivre et qui garantit les droits et libertés fondamentaux dont chacun de nous doit jouir en tant que citoyen canadien », déclare, réjoui, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau le 17 avril 1982, après être monté, vêtu d’un complet trois pièces, rose à la boutonnière, sur la colline Parlementaire. Moins de six mois se sont écoulés depuis la « nuit des longs couteaux », au terme de laquelle il s’était entendu, dans le dos du Québec, avec sept des huit provinces jusque-là toujours récalcitrantes à son projet de rapatrier la Constitution de 1867, puis d’y ajouter une formule d’amendement et une Charte des droits et libertés.

La « nouvelle Constitution » renforce les droits des peuples, ajoute la reine Élisabeth II, avant de réitérer sa « confiance sans bornes dans l’avenir de ce pays formidable ». Une fine pluie tombe. Les personnes rassemblées dans le centre-ville d’Ottawa applaudissent ou agitent de petits drapeaux.

Une fois les festivités terminées, la Cour suprême s’entend pour interpréter la Charte des droits et libertés — « de manière généreuse, libérale et large », relate Richard Wagner, tout en rappelant la théorie d’interprétation constitutionnelle de l’« arbre vivant », qui affirme que la Constitution du Canada est organique et doit être interprétée de façon à l’adapter à l’évolution de la société. Ce faisant, les juges du plus haut tribunal du pays ont, au moyen de la Charte, accéléré des avancées sociales que les gouvernements et les parlements n’étaient pas nécessairement prêts à mettre en place ou à soutenir : droit des femmes à recourir à l’avortement, droits des personnes du même sexe de se marier civilement, droits des personnes aux prises avec des problèmes de santé graves et irrémédiables de recourir à l’aide médicale à mourir

« Les années 1990 ont été de grosses années, où on a testé plusieurs dispositions de la Charte », souligne Richard Wagner devant un drapeau du Canada coiffé d’une feuille d’érable dorée.

L’arbre fleurit toujours

L’arbre constitutionnel planté par la reine Élisabeth II continuera de croître et de donner des fruits.

À une même question, la Cour suprême peut donner, dans des « mondes différents », des réponses différentes, quitte à faire fi de la règle du précédent. « Évidemment, on doit respecter les précédents, sauf exception », précise-t-il, en pointant les arrêts Rodriguez (1993) — non à l’aide médicale à mourir — et Carter (2015) — oui à l’aide médicale à mourir.

« On ne fige pas les droits et libertés comme ils étaient en 1982, on les interprète selon l’évolution historique, politique et sociale de la société, de sorte que les besoins des citoyens, le bien-être des citoyens, soient toujours au rendez-vous », affirme le juge en chef Richard Wagner. « 1867 et 1982, c’est deux mondes différents. 1982 et 2022, c’est deux mondes différents. L’évolution de la technologie, l’évolution de la science, l’évolution des mœurs ont fait en sorte qu’on ne peut plus interpréter la Charte des droits et libertés comme on l’interprétait en 1993, par exemple, sur certains éléments. Alors ça, c’est la théorie de l’arbre vivant », explique l’homme, qui a été nommé juge à la Cour suprême du Canada en 2012.

La Cour suprême du Canada est-elle un nid de « wokes », ou d’« éveillés », qui voient des injustices partout ? « Moi, j’analyse un dossier selon la preuve et les arguments qui me sont soumis. Alors, je m’éloigne des qualificatifs. Je laisse aux autres [la possibilité] de bien vouloir me qualifier comme ils le veulent », dit en souriant le juge Wagner, pour qui la Charte des droits et libertés est au cœur de l’identité canadienne, en plus d’être un symbole d’« unité ».

« Une soupape » à portée limitée

Le 17 avril 1982, le Canada est passé d’une « démocratie parlementaire » à une « démocratie constitutionnelle », ou encore d’« un système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle », affirmait l’ex-juge en chef du Canada Beverley McLachlin.

Mais peut-on vraiment parler de « suprématie constitutionnelle » quand des parlements peuvent avoir le dernier mot sur la Cour suprême en brandissant la disposition de dérogation, prévue à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, pour garder en vie une loi contrevenant à l’article 2 ou aux articles 7 à 15 ?

« Dans notre régime politique et juridique, le Parlement, l’Assemblée législative au Québec, demeure souverain », répond Richard Wagner après avoir rappelé l’origine de la disposition de dérogation : un « compromis politique » qui a permis de convaincre des provinces, mais pas le Québec, d’appuyer le rapatriement de la Constitution canadienne. « J’interprète la réflexion de ces gens-là — c’était une soupape qui permettait d’assurer pour toujours la souveraineté du Parlement ou de la législature », indique le magistrat, tout en soulignant que l’article 33 est « quand même un article de portée précise ».

On ne fige pas les droits et libertés comme ils étaient en 1982, on les interprète selon l’évolution historique, politique et sociale de la société, de sorte que les besoins des citoyens, le bien-être des citoyens, soient toujours au rendez-vous.

 

« Et peut-être que, dans les prochaines années, dans les prochains mois, on sera appelés à déterminer, à décider ou à commenter les circonstances dans lesquelles cet article-là peut être soulevé », ajoute-t-il. Sur son emploi préventif, par exemple ? lui demande Le Devoir. « Peut-être », répond simplement le juge Wagner, précisant par la suite : « On verra pour l’avenir si effectivement il y a d’autres débats à faire sur l’interprétation de [l’article] 33.Mais j’aimerais ça, faire partie du débat », ajoute-t-il, s’abritant derrière son devoir de réserve.

Des cris indignés ont fusé aux quatre coins du pays après que le gouvernement québécois a précisé que le projet de loi sur la laïcité de l’État (21) et le projet de loi sur la langue officielle et commune, le français (96), prendraient effet indépendamment de la Charte canadienne, et ce, avant même qu’ils soient examinés par les tribunaux.

Ayant préséance non seulement sur les lois fédérales, mais également sur les lois provinciales, la Charte canadienne a pour conséquence de restreindre l’Assemblée nationale dans l’exercice de ses compétences législatives dans des matières liées à son identité propre, soutient le gouvernement du Québec. L’« affront [du rapatriement unilatéral de la Constitution] continue à produire des effets préjudiciables à l’autonomie du Québec et à sa capacité de maintenir et de développer sa personnalité collective », ont d’ailleurs fait valoir d’une seule voix le gouvernement caquiste et les partis d’opposition solidaire et péquiste à l’Assemblée nationale cette semaine.

Les gouvernements devraient-ils avoir le « pouvoir d’outrepasser les décisions des tribunaux en adoptant une loi même si les tribunaux ont déclaré cette loi inconstitutionnelle », comme ils peuvent le faire grâce à la disposition de dérogation ? a demandé Environics Institute. Oui, répondent à peine 34 % des francophones du Québec. « Le pourcentage pourrait varier si on inscrivait une loi en particulier, par exemple la loi 21 », fait remarquerle directeur du Centre d’excellence sur la fédération canadienne, Charles Breton.

Chose intéressante, note-t-il, 48 % des Québécois francophones âgés de 55 ans et plus voient d’un bon œil la possibilité donnée à l’Assemblée nationale de faire fi de la Charte canadienne, contre seulement 18 % de ceux âgés de 18 à 34 ans. « Les jeunes Québécois de 18-34 ans ressemblent beaucoup aux jeunes Canadiens de 18 34-ans [comparativement à il y a 40 ans]. On peut clairement dire que, sur certaines questions, les jeunes d’aujourd’hui au Québec sont différents des jeunes de l’époque des chicanes constitutionnelles », fait-il valoir.

« Populaire » dans un environnement politique sous « tension »

La Charte canadienne des droits et libertés fait la « quasi-unanimité » au pays, observe le directeur du Centre d’excellence sur la fédération canadienne, Charles Breton. En effet, à peine 4 % des Canadiens qui connaissent son existenceont une opinion défavorable, y voyant une « mauvaise chose » (3 %) ou encore « une très mauvaise chose » (1 %) pour le Canada, selon un sondage commandé à Environics Institute. « Il y a quelque chose d’assez naturel chez les Québécois dans la défense d’une charte des droits et libertés », note le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes de l’UQAM, Alain-G. Gagnon. « Bon, le désavantage de la Charte canadienne par rapport à la Charte québécoise, c’est qu’elle vient se superposer à la Charte québécoise. Il aurait été intéressant de pouvoir les faire agir de façon autonome l’une par rapport à l’autre et d’avoir véritablement des chartes de nature fédérale si on veut : une charte qui s’applique véritablement au Québec ; une charte qui s’applique véritablement à l’extérieur du Québec. Mais le leadership politique n’a pas voulu qu’il en soit ainsi. […] Tout doit être évalué à l’aune de la Charte canadienne, ce qui crée une tension », ajoute-t-il.


Quelques causes fondées sur la Charte

1984 Protection accrue contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives (Hunter c. Southam Inc.).

1985 Liberté de religion — Big M. Drug Mart n’a pas à fermer boutique le dimanche comme la Loi sur le dimanche, qui « a pour objet reconnu de rendre obligatoire l’observance religieuse », le prévoyait (R. c. Big M. Drug Mart).

1986 Droit à la présomption d’innocence (R. c. Oakes).

1988 Droit des femmes à la liberté et à la sécurité — Décriminalisation de l’avortement (R. c. Morgentaler).

1990 Droit à l’enseignement en français (Mahe c. Alberta).

2002 Droit de vote des détenus (Sauvé c. Canada).

 

2004 Reconnaissance juridique des mariages entre personnes de même sexe (Renvoi).

2006 Liberté religieuse — Le jeune sikh Gurbaj Singh Multani peut porter son kirpan à l’école (Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys).

2013 Droit à la sécurité de la personne — Les interdictions de se trouver dans une maison de débauche à des fins de prostitution, de vivre des produits de la prostitution et de communiquer dans un endroit public dans le but de se livrer à la prostitution, prévues dans le Code criminel, sont inconstitutionnelles (Canada c. Bedford).

2015 Aide médicale à mourir (Carter c. Canada).

2016 Droit d’être jugé dans un délai raisonnable (R. c. Jordan).



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