Jouer avec le feu à Big Island

« Me semble qu’on n’a pas d’affaire ici », ai-je chuchoté à mon chum, assez bas pour ne pas que les deux autres membres du groupe voient que j’avais peur. Très peur. J’étais bien gênée de ça…
Après une randonnée de plus de deux heures sur les plus luxuriants (mais aussi les plus longs) kilomètres de ma vie dans l’humidité de l’épaisse jungle tropicale, la forêt venait de s’arrêter net. On n’entendait plus les oiseaux ni les insectes, et il n’y avait aucun animal, pas même une grenouille en vue.
D’un côté, le ciel gris était recouvert d’une épaisse fumée. Les derniers arbres décharnés qui se tenaient encore debout avaient l’air de faire de l’emphysème. « C’est à cause des vapeurs toxiques du volcan », lance notre guide Fabienne, en s’assurant que le vent souffle dans la bonne direction et que les effluves de dioxyde de soufre ne nous obligent à rebrousser chemin.
Le seul signe de vie dans les environs ? Un crâne d’animal mort planté sur un bâton. Ne manquait qu’une pancarte rouillée « Bienvenue dans le Mordor » et une couple d’orques, puis on avait une scène du Seigneur des anneaux.
Devant nous, le champ de lave séché et stérile, encore fumant par endroits, s’étendait à perte de vue, gracieuseté du cône volcanique Pu’u O’o. En éruption continue depuis 1983, ses coulées de lave ont anéanti ce bout de forêt, il y a deux ans, à l’endroit même où nous prenons une maigre pause de cinq minutes pour dévorer une tablette de chocolat.
Il nous restait une heure de marche sur ce terrain hautement accidenté et — pour être honnête — interdit d’accès. Vu la dangerosité du secteur, le gouvernement a fermé le sentier au public il y a quelques années. Quelques braves s’y aventurent toujours. (Le guide The Ultimate Big Island Guidebook explique tout de même comment entreprendre cette randonnée mémorable, en nous avisant toutefois des précautions à prendre comme « ne pas s’y aventurer à la tombée du jour », chose que nous étions, tiens donc, justement en train d’entreprendre.)
Mais nous, on n’était pas braves du tout. Juste des curieux chaussés de bonnes bottes et guidés par une fille qui connaît le secteur comme le fond de sa poche. On n’avait pas du tout prévu de se lancer dans cette randonnée pédestre de sept heures à la tombée de la nuit, avant de rencontrer Mike, gérant du Volcano Inn — le coquet hôtel que nous avions réservé au Volcano Village —, et qu’il nous suggère fortement cette visite inoubliable guidée par Fabienne.
« Allez, on repart, lance ce petit bout de femme déterminée. Et faites attention où vous mettez les pieds, la roche est friable. N’oubliez pas que c’est de la lave en fusion qui coule sous ces roches. » Pas de danger que ça me sorte de la tête.
En mode « service à l’auto »
L’île de Big Island est réputée pour ses volcans, le Mauna Loa et Kilauea, ce dernier étant le plus actif et le plus amical de tous les volcans au monde (pas pour rien qu’il est surnommé le « drive-in volcano »).
En ce mois d’avril, le hasard a voulu que le Kilauea bouille d’activité. Un lac de lave s’était formé à sa base, phénomène que les rangers de l’Hawaii Volcanoes National Park n’avaient pas vu depuis des années.
L’événement a fait beaucoup de bruit dans les médias locaux, si bien qu’à la tombée de la nuit, les voitures faisaient la file (avec une pénurie de stationnements) jusqu’à l’observatoire du Jaggar Museum pour contempler sa colère. Petit truc : le soir, il est beaucoup plus facile que le jour d’apercevoir ses crachats orangés. Le monde jouait du coude pour observer le phénomène dans les lunettes d’approche mises à la disposition du public.
Pour ceux qui n’auraient (malheureusement) que quelques heures à passer dans ce parc national, l’observatoire est l’endroit le plus populaire car on est assuré d’apercevoir tantôt des bouffées de boucane, tantôt des pétards de magma jaillir de cette plaine aride qui s’étire sous nos yeux.
Mais je ne saurais trop recommander de réserver au moins deux jours pour visiter ce parc hallucinant. C’est d’ailleurs le plaisir que se font les randonneurs puisqu’il recèle une foule de pistes sauvages et de campings pour découvrir ses panoramas changeants.
Petites randonnées
Il y a aussi de petites randonnées pas trop compliquées et balisées à entreprendre (celles-là, pas stressantes pour un sou), comme la boucle de six kilomètres et des poussières de Kilauea Iki.
Après une promenade de santé dans une forêt au milieu de fougères géantes et de têtes de violon grosses comme mon poing, on s’aventure sur un lac de lave asséché datant de l’éruption de 1959. Le sol, qu’on aurait cru recouvert d’asphalte par endroits tellement c’était droit, est « assez » lisse pour pouvoir circuler en toute confiance entre les crevasses. Pour cette première immersion en sol volcanique, j’ai été éberluée de voir à quel point la nature s’adapte dans des conditions aussi hostiles. Des fleurs à pompon rouges (appelées ‘öhi’a lehua, ou Metrosideros polymorpha — les premières plantes à fleurir sur ces terres d’apparence infertile) — contrastent avec le plancher ébène en compagnie de petites touffes de végétaux.
En marchant sur ce plateau à découvert, on tombe aussi sur des bouches de ventilation d’où s’échappent une vapeur chaude et une odeur de soufre.
Puis on termine ces deux-trois heures de marche en replongeant dans la fertile jungle. Si vous voyagez en duo, préparez votre réserve de « Wow ! » et de « Slaque un peu, tu vas trop vite ! ».
Plus courte et très facile, la Devastation Trail est parfaite pour ceux qui n’ont pas trop de temps devant eux mais qui voudraient voir un peu plus le parc que l’observatoire. Le chemin plat et pavé (accessible aux poussettes et aux fauteuils roulants) nous amène sur 1,6 kilomètre d’un champ recouvert de poussière rocailleuse, au coeur duquel on trouve les troncs démembrés et calcinés des derniers témoins de cette ancienne forêt tropicale.
Voiture ou vélo
Bien que quelques enthousiastes visitent le parc à vélo, on peut très bien l’explorer en voiture (et nul besoin d’un gros 4x4). Alors que nous entreprenions la route panoramique Chain of Craters, longue d’une trentaine de kilomètres, nous avons bifurqué sur un coup de tête vers la route Hilina Pali. Route que je ne conseille pas tant que ça, sauf si c’est pour se rendre à l’une des pistes de randonnée.
Il y a bien des toilettes au bout de la quinzaine de kilomètres, mais au rythme où la voiture avance dans cette voie unique, l’expédition paraît in-ter-mi-nable.
Les paysages observés dans cette région de Big Island sont saisissants. Sur la route Chain of Craters, on peut voir comment les différentes coulées de lave ont dégagé l’horizon en faisant un grand ménage, détruisant tout sur leur passage. Par les couleurs différentes variant entre le brun, le gris et le noir, on distingue facilement les strates des éruptions au fil du temps, celles de 1969, 1972, 1974 et 1983, ainsi qu’à la toute fin de la Chain of Craters.
La lave a bloqué la route, un recouvrement tout récent, et en a profité pour anéantir le centre des visiteurs, des campings et plusieurs autres installations. Lorsqu’on s’arrête pour réfléchir, on réalise qu’il est plutôt rare d’avoir la chance de marcher sur un sol qui a non pas des millions d’années, mais presque notre âge.
De passage à Big Island, rien ne garantit qu’on pourra voir le magma se jeter dans l’océan ou observer une coulée (en zone accessible). Il n’y a pas d’action tous les jours et ça peut prendre des mois avant que le Kilauea donne ce privilège au visiteur. On peut toujours appeler l’Hawaii Volcanoes National Park pour les récents développements. Des tours d’hélico permettent toutefois d’avoir un accès impossible autrement.
Ou encore, on demande aux employés de l’hôtel leurs trucs et suggestions pour voir les volcans de plus près. Comme Mike l’a fait avec nous.
L’apocalypse au ralenti
Nous étions presque arrivés à l’endroit où Fabienne avait vu le petit lac de magma percer les fissures de lave séchée. Le soleil n’était pas encore couché, mais on pouvait sentir des poches de chaleur s’échapper des fissures au sol et nous chauffer le fond de culotte et les joues. Il faisait chaud. Très chaud. « C’est fou, combien le paysage a changé en une seule semaine ici, remarque Fabienne en scrutant l’horizon. Ça paraît qu’il y a beaucoup d’activité volcanique ces jours-ci. Ça se sent. »
Contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre avec les volcans, c’est (heureusement) rarement à de bruyantes explosions apocalyptiques de magma en fusion qu’on a droit à Big Island. À deux mètres de nous, se trouvait finalement de la lave en fusion, brûlante, ardente. Autour, tout était silencieux, sauf pour le « pssssccchittt » que fait la lave en perçant la croûte argentée du sol.
Elle s’échappe avec douceur et sèche tout aussi lentement, dans un cliquetis à mi-chemin entre celui que feraient des décorations de verre qui s’entrechoquent et le crépitement d’un feu de camp. Puis, lorsqu’on ne s’y attend pas, une nouvelle coulée incandescente perce la lave coagulée. Et ça recommence.
Quand j’ai vu Fabienne s’asseoir par terre pour méditer, j’ai compris qu’elle avait la ferme intention de nous en donner pour notre argent. Nous sommes restés une heure à contempler le spectacle que nous offrait cette force de la nature. En silence, mais moi, j’avais le coeur qui battait trop fort.
La noirceur est tombée. À mes pieds, une lueur orangée irradiait maintenant des crevasses. Les jointures toutes blanches à force de serrer nerveusement mon bâton de marche, j’ai suggéré qu’on rebrousse chemin. On a allumé nos lampes frontales et amorcé, dans une noirceur halloweenesque, les trois heures de marche du retour.
Arrivée à la chambre d’hôtel, épuisée et enduite de boue, je me suis dévêtue. Encore tremblante, je me suis ruée sur le doggy bag de curry qu’il restait de mon dîner, tellement épicé qu’il me brûlait par en dedans. J’ai regardé mon chum. Il avait les joues rouges et les yeux brillants, ronds comme des billes. Puis on s’est tapé dans la main, soulagés d’être de retour après avoir joué avec le feu.
En vrac
Volcano Walking Tour est la compagnie de Fabienne, guide francophone d’origine haïtienne et passionnée d’Hawaï. La randonnée vers Pu’u O’o, dans la forêt tropicale, est très spéciale mais non annoncée sur sa page : il faut le demander et elle est possible si les vents sont favorables. D’une durée d’environ sept heures, elle demande une expérience en randonnée (ou une bonne condition physique) car le rythme de la marche est assez soutenu. Mieux vaut se munir de bonnes bottes (imperméables, si possible), puisque, si le terrain de lave est accidenté, le sentier en forêt, lui, n’est pas défriché et on croise en chemin de grosses racines, des trous d’eau et des troncs d’arbres déracinés. Une expédition mémorable qui vaut chaque denier de 250 $ pour deux, mais les prix varient selon la taille du groupe.
Circuler sur l’île. Bien qu’il soit recommandé de louer un 4x4 pour avoir accès à presque tous les sentiers de l’île, une compacte se tire très bien d’affaire sur la vaste majorité du territoire que vous fréquenterez.
Séjourner à Volcano Village pour être à proximité du Hawaii Volcanoes National Park.
Dormir au Volcano Inn, un petit établissement écologique dont les cabines vitrées sont entourées d’un immense jardin de végétaux, tous natifs de l’île (une chose rare à Hawaï puisque la plupart des plantes ont été importées). Le personnel est gentil et serviable, sans compter que le pain aux bananes servi au petit-déjeuner (inclus avec le séjour) est exquis. Abordable et à cinq minutes en voiture du parc national.
Manger au Thai Thai. Il faut dire que les restos et les épiceries n’abondent pas au Volcano Village, une localité de 2000 âmes, mais ce resto de spécialités thaïlandaises offre un excellent menu de soupes, de pad thaï, de rouleaux, et une délicieuse variété de currys. Ses plats sont très, très épicés, un frileux averti en vaut deux.
Pour un repas plus distingué, la salle à manger vitrée du restaurant du Volcano House Hotel, juste devant le centre des visiteurs à l’entrée du parc national, donne une vue sur la caldeira du Kilauea. Mieux vaut réserver.
Hawaii Volcanoes National Park est la raison de visiter le secteur. Sur le site, on trouve toutes les informations sur les randonnées et les conditions « volcaniques » en cours. Tarif : 15 $ pour un véhicule, incluant les passagers, valide pour sept jours. Le parc est ouvert 24 heures sur 24.
Lire The Ultimate Guidebook Hawaii. The Big Island Revealed. Véritable passeport pour Big Island, c’est le meilleur allié qu’on puisse trouver. Rédigé par des collaborateurs locaux, il révèle tous les secrets de l’île et livre en toute honnêteté des impressions sur les activités, restos et hébergements. En anglais. Disponible sur papier ou en application. Un conseil : achetez-le avant le départ.