Ce n’est pas (juste) la faute des passeurs, mais des gouvernements

«Au mois de mai seulement, 240 000 personnes ont été détenues pour avoir tenté le passage du Mexique aux États-Unis», écrit l'autrice.
Photo: Chandan Khanna Agence France-Presse «Au mois de mai seulement, 240 000 personnes ont été détenues pour avoir tenté le passage du Mexique aux États-Unis», écrit l'autrice.

Maïka Sondarjee est professeure adjointe à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa. Elle a dirigé l’ouvrage collectif Approches féministes en relations internationales (PUM, 2022), et elle a écrit le livre Perdre le Sud (Éditions Écosociété, 2020).

Encore une fois, des vies humaines ont été asphyxiées dans la remorque d’un camion trop chaud, d’un système trop violent. Déshydratées et délaissées. Pour passer la frontière du Mexique au Texas, elles se sont assises recroquevillées, ensemble dans l’infortune.

Des hommes et des femmes, 27 du Mexique, 14 du Honduras, 7 du Guatemala, 2 du Salvador et 3 dont l’origine reste encore à déterminer. Pour la plupart sans papiers d’identité sur eux... leurs familles n’attendent pas la mauvaise nouvelle.

La réponse des autorités et des médias, comme à l’habitude, est d’accuser les passeurs, ceux qui les ont fait passer de l’autre côté de la frontière. Accuser ce conducteur qui a laissé leur sang bouillir à l’arrière et ses deux acolytes qui leur ont promis mer et monde est compréhensible, mais trop facile.

Les autorités françaises et anglaises avaient fait la même chose en novembre l’an dernier, en réponse au naufrage de 27 personnes dans un bateau gonflable dans la Manche. Ces Kurdes irakiens avaient aussi fait preuve d’une confiance trop grande envers des individus mal intentionnés. Pourtant, si on accuse à raison ceux qui profitent d’un système, on ne remet que trop peu en question le système lui-même.

« Pauvreté et désespoir »

Le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, a invoqué la pauvreté et le désespoir pour expliquer la tragédie de lundi dernier à San Antonio. Mais d’où viennent cette pauvreté et ce désespoir ? Notamment, des inégalités grandissantes entre les pays du Nord global et du sud global, causées bien souvent par des politiques de libre-échange qui désavantagent le Mexique au profit des États-Unis.

Depuis l’établissement de l’ALENA en 1994 (ACEUM depuis 2018), des compagnies américaines ont peuplé le Mexique de maquiladoras, des usines largement exemptées de tarifs douaniers, où les conditions sont bien en deçà des normes américaines. Depuis longtemps, Washington D. C. accorde des subventions indues à des produits comme le maïs afin d’aider des producteurs américains à battre les produits mexicains, ou encore finance des compagnies pour faire du dumping des denrées alimentaires excédentaires au Mexique dans le but de détruire des secteurs de son économie.

Selon une étude de 2010 sur les impacts de l’ALENA, les fermiers mexicains ont perdu en moyenne un milliard de dollars américains par année entre 1997 et 2005, surtout en lien avec l’industrie du maïs. La pauvreté et les inégalités que cet accord a créées sont difficiles à calculer. Et cela est bien sûr doublé d’un problème grandissant de sécurité intérieure et de criminalité dans le pays.

L’existence de pays « riches » et de pays « pauvres » n’est pas une coïncidence du destin : les uns s’enrichissent aux dépens des autres. Le système capitaliste est ainsi fait, puisque la quête du profit encourage les propriétaires d’entreprises et les gouvernements à accumuler du capital au détriment des conditions de vie des travailleurs et des travailleuses, surtout ceux et celles « à l’étranger ». Avec les inégalités grandissantes, il ne faut pas s’étonner que certaines personnes recherchent désespérément les occasions que la migration apporte. Selon une étude de 2009 du Pew Research Center basée sur 1000 entrevues, presque trois Mexicains sur cinq (57 %) pensent que ceux qui migrent aux États-Unis ont une « meilleure vie ».

Des politiques trop strictes

 

Mon père a eu la même idée lorsqu’il a suivi son frère Nazir de Tananarive à Sherbrooke à la recherche de cette sécurité financière et cette « vie meilleure ». Ils ont depuis contribué à leur juste mesure à l’économie de leur pays d’adoption, tout comme leurs frères et leur soeur. Pourtant, avec le repli sur soi visible dans plusieurs pays, les moyens sécuritaires d’immigrer s’amenuisent.

Le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott, a accusé le président américain, Joe Biden, d’être le responsable de la tragédie de lundi dernier. Pourtant, il n’avait pas les mêmes récriminations envers le président Donald Trump en 2017, lorsque 10 personnes enfermées dans une remorque sont mortes de la même manière, dans le stationnement d’un Walmart à San Antonio. La Maison-Blanche a successivement renforcé la sécurité à la frontière mexicaine et limité l’accès à la carte de résidence. On criminalise des êtres humains au point qu’ils doivent trouver d’autres moyens pour immigrer.

Ce désir de changer de pays ne causerait donc pas autant de morts si les politiques migratoires ne s’étaient pas durcies dans les dernières années. Plusieurs aspects de ces politiques sont à réviser. Par exemple, le fait que seulement 5000 personnes sans diplômes universitaires puissent recevoir une carte de résidence annuellement, que les quotas par pays et par profession soient trop statiques, que ceux qui ont habité sur le territoire américain pendant des décennies n’aient pas automatiquement accès à la citoyenneté, ou encore que le président américain ait le pouvoir d’expulser des gens à volonté.

Ironiquement, les politiques de fermeture des pays liées à la COVID-19 ont aussi participé à une hausse de l’immigration irrégulière. Au mois de mai seulement, 240 000 personnes ont été détenues pour avoir tenté le passage du Mexique aux États-Unis. Il s’agit presque de la population totale de Longueuil. L’an dernier, 650 personnes sont décédées en faisant le voyage de manière irrégulière par la frontière sud des États-Unis. Et les passeurs ne sont pas (les seuls) à blâmer.

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