L’égalité des chances prend racine dans la petite enfance

Les enfants sont amenés à fréquenter souvent très tôt ces univers sociaux diversifiés qui les exposent aux conditions d’une socialisation plurielle, précise l’auteur.
Photo: David Afriat Archives Le Devoir Les enfants sont amenés à fréquenter souvent très tôt ces univers sociaux diversifiés qui les exposent aux conditions d’une socialisation plurielle, précise l’auteur.

Au coeur de cette crise sanitaire qui perdure, face aux lendemains incertains qui nous attendent, nous n’avons peut-être eu qu’une seule certitude : c’est la vulnérabilité de notre condition humaine, ce sont les fragilités extrêmes des fondations sur lesquelles reposent nos sociétés contemporaines.

Cette pandémie s’estompera un jour comme celles qui ont précédé. Mais nous devrons nous préparer à faire face à d’autres crises, des crises qui vont peut-être même se multiplier. […] La pandémie aura ainsi révélé le tribut disproportionné que paient les plus démunis lors des crises. Elle aura mis à nu cette violence silencieuse qui est créée par les inégalités sociales et qui fait porter par les plus vulnérables les plus lourds fardeaux. Elle aura mis en lumière ces asymétries injustes et inéquitables qui structurent nos sociétés et se reproduisent de génération en génération.

Ces inégalités ne sont pas nouvelles. Mais elles se multiplient, se creusent, s’ajoutent l’une à l’autre et créent des conditions aggravantes par leurs effets cumulatifs. Au bout du compte, elles deviennent tellement insoutenables qu’il est difficile de continuer à les ignorer.

Au fil de l’évolution de cette crise sanitaire, il devenait difficile de ne pas voir que la fermeture des structures collectives d’accueil des enfants pénalisait lourdement et surtout les moins favorisés de nos sociétés. C’est une facture salée qu’ils ont eu à payer en des termes divers : discontinuité pédagogique, restriction de l’accès à des ressources pourtant essentielles, mise en pause de leur processus développemental, hypothèque sur leur santé mentale et physique.

Pluralité des expériences enfantines

 

L’enfance est souvent traitée comme une réalité physiologique, un âge de la vie bien défini, circonscrit par des frontières temporelles, associé à diverses traductions biologiques : un corps en développement, une taille qui change, une dentition incomplète, un système reproducteur encore immature, un système immunitaire encore inexpérimenté, un système moteur et des sens qui sont encore à développer. C’est une posture d’universalité qui amène cependant à conjuguer l’enfance au singulier. Se limiter à cette posture équivaudrait à considérer l’enfance comme une expérience homogène.

On peut concéder que les enfants passent par un certain nombre d’étapes communes, mais ils ne vivent pas pour autant la même enfance. Des enfants qui vivent tous au même moment dans une même société, à un même stade de leur développement, font plutôt face à des univers très différenciés, des expériences diverses, et des conditions de vie très inégales dictées par leur lieu de naissance, leur origine sociale, leur sexe, leur ethnicité. L’enfance se conjugue ainsi au pluriel, et cette pluralité des expériences enfantines s’explique au-delà de la réalité biologique.

L’enfance est fondamentalement une réalité sociale. Les enfants portent les stigmates des conditions de leur naissance. […] Ces inégalités s’expriment d’ailleurs dans leur corps et entravent leur plein développement : des troubles de la vision non corrigés, des troubles moteurs et sensoriels négligés, des problèmes dentaires non soignés, des déficits nutritionnels ignorés, des situations de violence qui grèvent leur santé physique et mentale.

Mais au-delà du corps, ces inégalités s’expriment aussi dans leur esprit, sous des formes diverses. Pour beaucoup, ils auront moins accès aux ressources culturelles, techniques et scientifiques résultant pourtant des plus grands progrès de l’humanité. Pour beaucoup, ils seront confinés à l’horizon limité de leurs conditions sociales précaires. Pour beaucoup, ils seront davantage limités dans leurs loisirs ou simplement leurs occasions de jeu. Pour beaucoup, ils devront précocement apprivoiser ces hiérarchies économiques, sociales et culturelles qui les excluent de certains privilèges, voire de certains droits.

Double fardeau

 

Pour les enfants des milieux défavorisés, le fardeau des inégalités est double : il met un poids accablant sur l’enfance, mais il étend aussi ses tentacules au-delà de l’enfance. […] Il faut plonger dans l’enfance pour trouver des clés permettant de comprendre comment se produisent et se reproduisent ces rapports sociaux qui engendrent des inégalités de sexe et de genre. C’est dès l’enfance que sont cultivés et cristallisés ces dispositions sexuées et ces préjugés tenaces quant à ce qui est socialement défini comme masculin et féminin.

C’est dire que l’avenir de nos sociétés dépend des conditions matérielles et sociales, des espaces de socialisation et de développement que nous offrons à nos enfants aujourd’hui. Cet avenir est d’abord façonné dans les familles. […] Le capital économique, culturel, social des parents est important parce qu’il détermine les conditions d’existence des enfants et les ressources qui leur sont accessibles : le quartier qu’ils habitent, l’école qu’ils fréquentent, le parcours scolaire auquel ils peuvent rêver, les loisirs et les jeux qui leur sont accessibles, les pratiques adultes auxquelles ils sont exposés, la manière dont leur vie familiale est organisée.

Les parents constituent ainsi une ressource centrale et incontournable. Mais ils n’ont pas le monopole des processus de socialisation et de développement de l’enfant. Ces processus sont partagés dans nos sociétés contemporaines avec un ensemble de professionnels et autres agents organisés dans diverses institutions. Il s’agit de l’école au premier chef, mais il y a aussi les services de garde, les services de santé, les services sociaux, sans oublier les instances communautaires.

Les enfants sont amenés à fréquenter souvent très tôt ces univers sociaux diversifiés qui les exposent aux conditions d’une socialisation plurielle. Le risque est qu’aux inégalités familiales, ces univers peuvent ajouter d’autres formes d’inégalités : des inégalités dans la prise en charge institutionnelle qui seront déterminantes pour la trajectoire de vie.

C’est peut-être un trop long détour simplement pour dire qu’il est impératif de réduire les inégalités durant l’enfance, non seulement pour changer les destins sociaux de nos enfants, mais aussi pour assurer un avenir meilleur à nos sociétés. Il est impératif de s’attaquer à la constitution précoce des inégalités pour briser leur processus de reproduction. Il est impératif de défaire ce cercle vicieux d’injustices et d’inégalités dans lequel sont emprisonnés trop d’enfants pour enrayer toutes ces misères qui accablent des groupes importants de nos populations : leur satisfaction de besoins essentiels qui est compromise, leur horizon mental qui est obscurci, leur capacité d’agir qui est contrainte, leurs droits fondamentaux qui sont brimés, leur maîtrise du monde qui est restreinte, leur espérance de vie qui est raccourcie.

Ces misères ne sont pas une fatalité, elles ne sont pas inéluctables. Elles sont façonnées par nos institutions et nos politiques, et nous avons le pouvoir de les changer.

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