Pour la liberté en sciences humaines et sociales

«La pratique de la censure peut-elle éclairer des situations difficiles pour les expériences humaines?», écrit l'auteur.
 
Photo: Olivier Zuida Le Devoir «La pratique de la censure peut-elle éclairer des situations difficiles pour les expériences humaines?», écrit l'auteur.
 

En 2019, Catherine Russell a cité l’essai le plus connu de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, alors qu’elle parlait d’un film expérimental de 1972 à propos de cet auteur, dans le cours de cinéma qu’elle donne à Concordia. Quelques mois plus tard, une pétition demandait qu’elle ne donne plus ce cours parce qu’elle avait prononcé le nom raciste contenu dans le titre de cet essai, un mot dont la première lettre est N.

En 2020, les commissions scolaires Lester-B.-Pearson (CSLBP) et English-Montréal (CSEM) ont retiré des salles de classe de quatrième secondaire la version anglaise du manuel d’histoire Parcours du Québec et du Canada, car il mentionnait aussi le titre de cet ouvrage des années 1960 qui a exercé une grande influence sur la pensée politique québécoise. En août 2021, dans des écoles ontariennes, une trentaine de livres, dont la biographie de l’explorateur Étienne Brûlé, ont été incinérés parce qu’ils étaient accusés de propager des stéréotypes sur les Autochtones.

Ces événements nourrissent un débat dense sur la lutte contre le racisme et la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, liberté en principe garantie par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

Dans cette foulée, le gouvernement du Québec a formé une Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire, laquelle a publié le 29 septembre 2021 un sondage montrant que plusieurs universitaires pratiquent l’autocensure.

À titre d’enseignantes et d’enseignants des disciplines de l’univers social ou de formateurs d’enseignants de ce domaine, ce débat nous concerne pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, considérant le mandat que nous avons de former les personnes qui enseignent l’histoire et la géographie, surtout au primaire et au secondaire, il nous apparaît primordial de tenir compte des exigences épistémologiques de ces disciplines interprétatives du social, dans lesquelles, sur fond de tensions émanant des rapports sociaux, se confrontent des perspectives divergentes et se développent des récits contradictoires. La discipline historique, en particulier, amène à se questionner sur différents aspects du passé humain et à mener l’enquête à partir de sources, sachant que les sources historiques sur lesquelles se fonde l’étude de l’histoire sont, par la force des choses, l’objet de polémiques.

Dans le champ de l’histoire en particulier, nous devons former de futures enseignantes et de futurs enseignants à faire apprendre à des élèves à se poser des questions, à trouver des arguments et des preuves fondées sur des traces du passé, lesquelles n’échappent pas à la critique des sources.

Nous œuvrons à former à l’enseignement de la discipline et de sa méthode, et non à la mémorisation de récits particuliers quels qu’ils soient.

Il nous apparaît donc important de défendre la liberté d’opinion et d’expression en milieu universitaire et scolaire en général, dont la liberté universitaire est un cas spécifique, ce qui exige de pouvoir nommer et analyser les artéfacts, sources et situations conflictuelles qui ont nourri le parcours humain.

Détourner le regard de ces réalités est tout à fait contraire à l’esprit de la démarche historique et limite la liberté des personnes qui cherchent à l’appliquer, que ce soit à l’école où à l’université. Cette liberté revêt une importance particulière en contexte québécois, compte tenu du caractère public des universités, financées par l’État.

Ce débat soulève aussi une série de questions. Y a-t-il des mots d’usage réservés ? Y a-t-il des acteurs à qui, seuls, on reconnaîtra le droit de définir le sens des mots ? La pratique de la censure peut-elle éclairer des situations difficiles pour les expériences humaines ?

Pourquoi devrait-on refuser de débattre, alors que le refus du débat n’a souvent pour effet que de camper les positions ?

Dans ce contexte, nous tenons à réaffirmer les visées de formation intellectuelle et méthodologique de nos disciplines, qui sont nos ancrages dans notre domaine d’intervention.

Certes, l’enjeu, pour nous, est double. Il nous faut trouver les mots et les moyens pour aborder ces réalités sensibles en formation à l’enseignement, mais il faut aussi préparer les personnes qui enseignent à aborder en classe ces mêmes réalités sensibles, et cela avec empathie, mise en perspective, rigueur, souci éthique, mais aussi nécessaires débats.

* Lettre cosignée par Jean-François Cardin, Marie-Claude Larouche, Virginie Martel, Julia Poyet, Michel P. Trudeau et Félix Bouvier, membres de l’Association québécoise pour la didactique de l’histoire et de la géographie (AQDHG) 

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