La liberté universitaire n’est pas la liberté d’expression

«Il faut à notre avis saisir ces remises en question non pas pour défendre notre liberté universitaire ou affirmer notre refus d’être identifiés comme étant racistes, mais comme autant d’occasions de privilégier le bien-être de nos collègues et nos étudiants racisés», écrivent les autrices.
Photo: Ross Dunn CC Flickr «Il faut à notre avis saisir ces remises en question non pas pour défendre notre liberté universitaire ou affirmer notre refus d’être identifiés comme étant racistes, mais comme autant d’occasions de privilégier le bien-être de nos collègues et nos étudiants racisés», écrivent les autrices.

Nous soussignées sommes solidaires de nos étudiants et de nos collègues noirs, autochtones et de couleur de l’Université d’Ottawa. Nous tenons ici à exprimer notre indignation face à l’utilisation par nos collègues de leur pouvoir et de leur privilège pour contribuer aux structures de la suprématie blanche pour défendre aveuglément la liberté universitaire au prix de la lutte antiracisme dans divers médias.

Il est en effet important d’examiner l’état de la liberté universitaire. En tant que spécialistes de sujets divers et souvent controversés, nous, universitaires, prenons aussi cette notion très au sérieux. Nous partageons la conviction de nos collègues quant à sa centralité par rapport à la finalité de l’université en tant qu’institution sociale et culturelle. Mais qu’est-ce que nos estimés collègues n’ont pas abordé dans les médias ?

La liberté universitaire ne nous protège pas de notre propre ignorance, mais plutôt de celle de ceux et celles qui sont plus ignorants que nous. Le but de la liberté universitaire est de nous assurer que nous, en tant qu’universitaires, pouvons être libres de faire des recherches sur des sujets qui pourraient être autrement l’anathème de l’influence étatique, économique ou autre. Cette liberté est la récompense ultime du monde universitaire : nous pouvons étudier, faire des recherches et enseigner sur des sujets qui nous passionnent, même si nos employeurs ne voient pas l’utilité de notre travail.

La liberté universitaire n’est pas la même chose que la liberté d’expression. La liberté d’expression est le droit fondamental des citoyens dans notre démocratie de s’exprimer publiquement, et ce, sans avoir à subir de répercussions politiques ou juridiques pour leurs propos, tant et aussi longtemps que ces paroles ne peuvent être raisonnablement considérées comme une incitation à des actions illégales. La liberté d’expression ne garantit à personne un emploi ou le droit d’éviter d’être critiquée en personne ou dans les médias.

Indépendamment de la préoccupation concernant « la culture de l’annulation », les « espaces sécuritaires » ou la « rectitude politique », la prononciation du « mot qui commence par N » n’a pas été rendue illégale à notre université et au-delà. Toute personne qui souhaite utiliser ce mot peut le faire librement. Cependant, il continuera d’y avoir des personnes qui s’opposeront à son utilisation et qui remettront en question la sagesse de l’utiliser. La liberté d’expression va dans les deux sens ; vous pouvez dire ce que vous voulez, et les autres peuvent dire qu’ils n’aiment pas entendre vos paroles, peu importe combien de pages de Frantz Fanon vous avez lues.

De même, ce n’est pas parce qu’un collègue souhaite s’engager dans des débats intellectuels sur un mot en l’utilisant qu’il peut contrôler la façon dont les étudiants l’entendront. On est libres de les blâmer, de suggérer que leurs sentiments sont ceux de délicats « flocons de neige », ou emblématiques d’une culture clientéliste dans laquelle « les étudiants ont toujours raison », pour paraphraser le titre d’une chronique dans La Presse, mais on ne pourra pas changer le fait que ces propos ont blessé des étudiants.

Des milliers et des milliers d’heures ont été consacrées à nous apprendre que la langue est importante, et ce, pour des raisons qui vont au-delà de la blessure. Le « mot qui commence par N » est l’insulte raciale la plus connue et la plus violente. Selon la Dre Elizabeth Stordeur Pryor, historienne afro-américaine, le « mot qui commence par N » a une histoire qui remonte au moins à l’époque de la traite transatlantique d’esclaves noirs, mais qui n’a largement été utilisée qu’à partir de leur émancipation au XIXe siècle. Prononcer ou écrire ce mot, c’est perpétuer la circulation d’un vocable dont le seul but a été, et continue d’être, de déshumaniser les personnes noires afin de les priver de leur droit à la liberté.

Nous croyons nos étudiants racisés lorsqu’ils nous rapportent des expériences constantes et généralisées de déshumanisation au sein de notre société et de notre campus. Cette déclaration n’a rien à voir avec un désir d’apparaître progressiste ou de signaler nos vertus morales. Nous reconnaissons avoir parfois nous-mêmes offensé nos étudiants en salle de classe ; en tant qu’universitaires blanches, nous avons internalisé les perspectives dominantes, et ne sommes donc pas à l’abri de leur remise en question par nos collègues ou étudiants noirs, autochtones ou de couleur. Or, il faut à notre avis saisir ces remises en question non pas pour défendre notre liberté universitaire ou affirmer notre refus d’être identifiés comme étant racistes, mais comme autant d’occasions de privilégier le bien-être de nos collègues et nos étudiants racisés. L’humilité de reconnaître qu’on s’est trompés et qu’on a encore du chemin à faire pour se décoloniser est une condition essentielle à la construction de campus véritablement inclusifs.

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