Des occasions gaspillées

La guerre contre la drogue montre des signes d’essoufflement aux États-Unis. Le leader de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer, a annoncé récemment son intention de présenter un projet de loi pour décriminaliser le cannabis à l’échelle fédérale. Si celui-ci est adopté, la loi fera entrer les États-Unis dans un régime similaire à celui du Canada, où la marijuana est vendue, taxée et encadrée.

À ce jour, plus d’une trentaine d’États ont décriminalisé le cannabis. Du nombre, 18, dont la Californie, l’Arizona, New York, le Maine et le Massachusetts, ont opté pour la légalisation pure et simple.

La réforme envisagée aux États-Unis permettrait d’harmoniser les pratiques, et elle écarterait enfin la menace de poursuites fédérales contre les consommateurs de marijuana, qui vivent toujours dans l’incertitude. Même dans les États où le cannabis est légal, le risque d’être arrêté et traduit en justice en vertu des lois fédérales demeure réel.

Les démocrates enrobent le projet dans un esprit de justice réparatrice et de redistribution financière à l’intention des communautés qui ont été les plus stigmatisées par la guerre contre la drogue — les Noirs, les Latinos et les pauvres, pour ne pas les nommer. Cet aspect fait écho aux intentions du ministre canadien de la Justice, David Lametti, qui souhaite abolir les peines minimales en matière d’infractions liées aux drogues afin de remédier à la surreprésentation des Noirs et des Autochtones dans le système carcéral.

De nombreux écueils menacent le projet du sénateur Schumer. Les républicains s’y opposeront farouchement, dans un Sénat divisé, et des démocrates plus conservateurs pourraient être tentés de les appuyer. Par ailleurs, le président américain, Joe Biden, n’a toujours pas cautionné la démarche.

Des effluves réformateurs flottent néanmoins dans l’air américain. Le Canada devrait y voir sérieusement s’il ne veut pas être le dernier soldat enrôlé bêtement dans la guerre contre la drogue. Mis à part la légalisation du cannabis, on ne peut pas dire que le gouvernement de Justin Trudeau a fait beaucoup de progrès depuis son élection en 2015.

Les libéraux promettent depuis six ans une réforme de la justice criminelle pour abolir les peines minimales, invalidées les unes après les autres par les tribunaux supérieurs. Un projet de loi attendu (C-22) a été déposé lors de la dernière session parlementaire, mais il est mort au feuilleton après avoir fait l’objet de deux séances de débats. Tout au plus la directrice des poursuites pénales (DPP) du Canada a-t-elle donné une directive pour déjudiciariser les dossiers de possession simple. C’est un prix de consolation qui s’applique aux dossiers de la GRC seulement et qui ne permet pas d’aborder la question des drogues sous l’angle de la santé publique.

Sur la question des opioïdes, la situation est alarmante. De 2016 à 2020, ceux-ci ont tué plus de 21 000 personnes au Canada, soit près de 12 personnes par jour. En Colombie-Britannique, province la plus durement touchée, l’épidémie des opioïdes a fait plus de morts que la pandémie de COVID-19 chez les jeunes adultes dans la force de l’âge, ceux de 20 à 49 ans. La situation est à ce point critique que le premier ministre néodémocrate, John Horgan, a demandé une exemption au fédéral pour décriminaliser la possession simple des drogues dites « dures » sur son territoire. La ministre de la Santé mentale et des Dépendances, Sheila Malcomson, a suggéré pour sa part une exemption à la Loi réglementant certaines drogues et d’autres substances. L’article 56 de la loi, qui permet des exemptions à des fins d’intérêt public ou pour des raisons scientifiques ou médicales, avait permis l’implantation des premiers sites d’injection supervisée à Vancouver.

Le gouvernement Trudeau refuse, car il n’a pas le courage de décriminaliser la possession simple des drogues en dépit d’un consensus plus large que jamais parmi les élus, les chefs de police et les spécialistes de la santé. La décriminalisation de la possession simple des drogues demeure la clef de voûte d’une réforme, mais les libéraux semblent privilégier la déjudiciarisation dans le cadre du projet de loi C-22.

Et voilà que passent les années sans que les promesses libérales débouchent sur des résultats concrets. Les générations futures jugeront sévèrement ce gouvernement qui a gaspillé des occasions en or de transformer les politiques publiques sur les drogues et d’aborder la question sous l’angle de la santé publique. Nous avons cru un instant que la légalisation de la marijuana nous y mènerait, mais c’était mal mesurer la résistance de certaines provinces, parmi lesquelles figure le Québec de François Legault, et les forces d’inertie à l’œuvre au sein du gouvernement Trudeau.

Combien de morts faudra-t-il encore pour que disparaissent enfin les derniers relents de ce régime de prohibition ?

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