Affaire Camara: l’écran de fumée
En confiant au juge Louis Dionne le mandat de tenir une enquête à huis clos sur l’injustice que représentent l’arrestation, la détention et la mise en accusation de Mamadi III Fara Camara, le gouvernement Legault rate une occasion inespérée de rapprochement entre la police de Montréal et les citoyens appartenant à des minorités racisées.
Louis Dionne est un juriste intègre et compétent. Ces qualités n’ont pas empêché les partis d’opposition à l’Assemblée nationale de critiquer sa nomination pour faire la « lumière », derrière des portes closes, sur la conduite du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) dans l’affaire Camara. L’empressement inexcusable de la police et de la Couronne à résoudre une tentative de meurtre sur un patrouilleur, Sanjay Vig, a généré une erreur sur la personne qui a failli envoyer Camara derrière les barreaux pendant de longues années.
Louis Dionne est un homme du sérail. Sa carrière l’a mené de la Sûreté du Québec aux postes de sous-ministre à la Justice, à la Sécurité publique, de directeur des poursuites criminelles et pénales, et enfin à la magistrature. Sa probité ne fait pas l’ombre d’un doute, mais les apparences sont tout aussi importantes que la réalité dans un dossier aussi sensible. Le fait que le DPCP ait demandé et obtenu que leur ex-patron enquête à la fois sur le travail de la police et de la Couronne ne fait rien pour dissiper le malaise. Tout comme la députée péquiste Véronique Hivon, une avocate, nous jugeons « particulier qu’un organisme suggère lui-même la personne qui devrait l’examiner, d’autant plus qu’on parle ici [d’un] ancien du DPCP ».
La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, affirme que les Québécois peuvent se fier au juge Dionne. Elle exige ni plus ni moins d’eux une profession de foi alors que la résolution de l’affaire Camara passe par des garanties de transparence et d’imputabilité que seule une enquête publique peut offrir.
Une enquête publique permettrait de mieux comprendre pourquoi les enquêteurs ont ignoré le témoignage de M. Camara et celui de trois autres témoins quant à la présence d’un autre suspect, toujours en cavale, qui est maintenant considéré comme l’auteur présumé de la tentative de meurtre sur l’agent Vig. La publicité des débats pourrait nous donner accès à une foule de renseignements utiles : les images des caméras de surveillance qui ont capté la présence du véhicule du suspect ; la nature des motifs raisonnables et probables soulevés par les policiers pour obtenir le dépôt d’accusations ; le poids des biais inconscients qui auraient pu amener les policiers à banaliser la version des faits de Camara et d’autres témoins en raison de leur appartenance à un groupe minoritaire, ou encore à accorder une crédibilité démesurée à leur collègue gravement blessé par réflexe de solidarité ; les circonstances dans lesquelles cette erreur judiciaire a été fabriquée, malgré toutes les bonnes intentions du monde…
La ministre Guilbault fait fausse route en justifiant la tenue d’un examen à huis clos par la nécessité de préserver l’enquête criminelle en cours. Des enquêtes publiques sur des problèmes systémiques comme le scandale des commandites (commission Gomery) ou la corruption et la collusion dans l’industrie de la construction (commission Charbonneau) ont pu cheminer parallèlement à des enquêtes criminelles de la plus grande complexité. Il est possible d’en faire autant avec un fait divers isolé mais lourd de conséquences comme l’arrestation de M. Camara.
En refusant de considérer l’ombre du début de l’idée que le profilage racial aurait pu jouer un rôle dans l’arrestation de M. Camara, le gouvernement Legault prive le SPVM d’une chance de réconciliation avec les membres des minorités. Remarquez que la police contribue encore à creuser le fossé. Le directeur du SPVM, Sylvain Caron, si prompt à balayer l’hypothèse du profilage racial sous le tapis, a donné l’impression de coopter le rôle de président de la Fraternité des policiers.
La mairesse Valérie Plante a conclu un peu trop vite au profilage racial, mais elle ne méritait certainement pas l’affront du chef Caron, qui semblait prendre ses ordres de Québec dans les premières heures de la crise. Et elle méritait encore moins la sortie paternaliste et moralisatrice du président de la Fraternité des policiers, Yves Francœur, qui l’a accusée sans fondement d’ingérence et de nuire au climat social. A-t-il songé un seul instant à ses propres « biais idéologiques » avant de dénoncer ceux de la mairesse ?
Dans la soirée confuse et éprouvante du 28 janvier, la parole du Noir a-t-elle pesé moins lourd pour les enquêteurs que celle du patrouilleur sonné à coups de barre de fer, qui a déduit sans le voir que Camara était son agresseur ? Vu de la colline Parlementaire, c’est peut-être difficile à comprendre, mais le refus d’envisager sérieusement cette hypothèse dans une démarche ouverte fragilise davantage le lien de confiance ténu des Montréalais issus de la diversité à l’égard de la police.