Les racines empoisonnées du 1er juillet

Il en faut peu pour reconstituer l’origine des célébrations du 24 juin. C’est d’abord le solstice d’été, moment clé de la vie agraire. L’Église l’a enveloppé dans la fête de la Saint-Jean-Baptiste, dont les moutons ont longtemps été le symbole parfait de Québécois disciplinés, grégaires et régulièrement tondus par un pouvoir économique qui leur échappait. Puis vint René Lévesque, pour transfigurer le tout en fête nationale, porteuse de fierté et d’espoir.

Mais qu’en est-il du 1er juillet ? À part être le jour de l’entrée en vigueur de la constitution fondatrice du Canada, pourquoi cette date a-t-elle si peu de profondeur historique ? En fait, elle en a. Plein. Mais on a eu de bonnes raisons de l’évacuer de nos mémoires.

Car il y a un vice de conception. Le premier juillet 1867 fut, oui, un jour chômé. Les autorités organisèrent au Québec plusieurs manifestations pro-canadiennes. Surtout le haut clergé catholique, très favorable à la confédération, qui la rendait maître des compétences léguées à la nouvelle province, notamment l’éducation, outil de son autoperpétuation.

Les Québécois, alors appelés Canayens — les autres étaient les Anglais — se sentaient évidemment impliqués et avaient suivi de près les négociations qui avaient mené à la création du Canada.

Surtout, un scrutin a eu lieu d’août à septembre 1867, faisant office d’élection référendaire. Le Parti conservateur, qui avait dirigé la négociation du pacte confédératif et son adoption par le Parlement britannique, faisait campagne en faveur de la nouvelle union.

Le Parti rouge — dont le Parti libéral du Québec est le très lointain héritier — s’opposait à la confédération, préférant que le Québec reste une province autonome dans l’Empire britannique — une souveraineté-partenariat avant la lettre. Cette élection de 1867 fut donc l’une des plus cruciales de notre histoire politique. Elle s’est déroulée dans des conditions extrêmement troublantes, même en regard des standards de l’époque.

D’abord, le vote n’était pas secret. Les électeurs signaient leur nom dans un grand livre ouvert. Le maire et le curé de l’endroit y avaient accès, comme le député. Ceux qui avaient voté « du mauvais bord » pouvaient dire adieu aux subventions ou aux contrats publics.

Notons que seuls les hommes avaient droit de vote. Et encore, seuls ceux âgés de plus de 21 ans et détenant une richesse minimale, ce qui réduisait l’électorat à une fraction du nombre d’adultes.

Le Canada ou l’enfer

Voici ce qui était inédit : le clergé a annoncé que voter pour le Parti rouge serait un « péché mortel ». Dans l’échelle des péchés, un péché mortel équivaut à commettre l’adultère, un vol important, voire un meurtre. Je précise pour nos lecteurs plus jeunes que l’immense majorité des citoyens croyaient alors dur comme fer que si on devait mourir en ayant commis un péché mortel, on serait alors condamné à connaître des souffrances inimaginables, comme être brûlé en enfer, pour l’éternité.

Les évêques, craignant sans doute d’être mal compris ou sentant la résistance de leurs ouailles, ont émis pas moins de six « mandements », ce qui équivaut à un ordre donné par un leader religieux, sommant de voter conservateur. Chaque mandement était lu à toutes les messes, alors massivement suivies, et était imprimé dans tous les journaux.

Il y avait un moyen d’échapper aux flammes de l’enfer. Il s’agissait d’aller à l’église, dans une petite cabine appelée « le confessionnal » et d’avouer ses péchés à un prêtre. Ce dernier pouvait vous donner l’absolution en échange d’une obligation de prier. Mais les évêques de l’époque ont interdit aux prêtres de donner l’absolution aux électeurs du Parti rouge. Ils pouvaient excuser d’autres péchés mortels, mais pas celui d’avoir voté contre le Canada.

L’historien Marcel Bellavance est allé fouiller dans les statistiques religieuses des églises de l’époque et a démontré que le clergé a bien suivi la sinistre consigne. Comparant le nombre d’absolutions consenties dans l’année précédant l’élection et dans l’année suivant l’élection, l’historien a découvert que les curés en avaient donné moitié moins.

Par mesure préventive, des curés refusaient aussi l’absolution, en confession, aux ouailles qui avouaient simplement lire les journaux qui appuyaient le Parti rouge. Cette pression morale de l’Église a été immensément efficace.

On ne sait pas combien d’électeurs ont changé leur vote à la suite de cette pression. Mais on sait combien sont restés chez eux : près de 40 % des électeurs inscrits ne se sont tout simplement pas présentés.

D’autres techniques, de nature politique, furent mises en oeuvre.

L’escamotage. Pour être candidat, il fallait être présent, au jour et à l’heure dits, pour un « appel nominal » des candidatures. Donc, seuls les candidats présents pendant cette brève période allaient avoir leur nom sur le bulletin de vote. Pourquoi ne pas kidnapper le candidat adverse — on disait escamoter — le temps de la procédure ? Cela est arrivé dans trois circonscriptions, au profit des conservateurs.

L’achat. Ailleurs, le candidat conservateur, parfois avec l’assistance du curé, proposait au candidat libéral une somme d’argent ou une nomination. En échange, le libéral retirait sa candidature au moment de l’appel nominal, ce qui avait pour effet de faire élire sur-le-champ le conservateur. Ce fut le cas dans deux circonscriptions.

Le défranchisage. Les officiers chargés de superviser l’élection, souvent conservateurs, avaient le pouvoir de « défranchiser » un quartier ou une paroisse, c’est-à-dire d’y annuler l’élection, sous divers prétextes. Les quartiers libéraux du comté de L’Islet — la moitié des électeurs — furent ainsi « défranchisés », comme trois paroisses libérales de Kamouraska, donnant dans les deux cas une courte victoire aux conservateurs.

Dans cette élection, la plus frauduleuse de l’histoire du Québec, même au regard des standards de l’époque, 45 % des électeurs ont quand même bravé les interdits pour voter contre la fédération. Compte tenu du vote massif des anglophones pour les conservateurs, cela signifie qu’une majorité des francophones qui se sont présentés aux urnes ont voté pour le Parti rouge.

Les Canayens de l’époque savaient et les historiens d’aujourd’hui savent : s’il s’était agi d’un vote libre, l’électorat aurait très majoritairement refusé l’entrée du Québec au Canada.

Ces faits sont évidemment perdus dans la mémoire collective et on ne les enseigne pas à l’école. Mais ils aident à comprendre pourquoi la date du premier juillet 1867 n’a jamais constitué, pour les francophones du Québec, un moment fort. Voilà pourquoi on ne s’est pas transmis, de génération en génération, le goût de célébrer… une fraude.

jflisee@ledevoir.com ; blogue : jflisee.org

 

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