Le choix des mots
L’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a débuté qu’il y a une semaine. L’issue de la situation demeure incertaine. Toutefois, il apparaît déjà clair qu’il s’agit d’un conflit pas comme les autres, et surtout d’un conflit dont on ne parle pas comme les autres.
D’abord, on assiste à un mouvement de solidarité quasi unanime envers le peuple ukrainien. Au Conseil des droits de l’homme de l’ONU mardi, la presque totalité des diplomates a quitté la salle lorsque le ministre des Affaires étrangères russe a commencé son allocution. Des manifestations en appui aux Ukrainiens sont organisées partout dans le monde, et la colère face à l’invasion de l’armée russe semble tout aussi forte même au Canada. Un sondage de la firme Maru publié cette semaine montre que 91 % des Canadiens sont en « opposition totale avec la tyrannie de la Russie de Vladimir Poutine ». J’aurais du mal à nommer une autre situation de guerre où l’opinion publique mondiale s’est montrée aussi campée, aussi rapidement, contre une agression armée. Il semble plus simple de décrire l’horreur d’une bombe qui tombe sur des civils innocents lorsque cette bombe n’est pas, par exemple, américaine.
Ensuite, la vague de solidarité pro-ukrainienne ne semble pas, du moins pour le moment, se traduire en tsunami de haine envers le peuple russe ou les personnes d’origine russe. Plusieurs leaders importants ont donné rapidement le ton, à commencer par le président ukrainien lui-même, Volodymyr Zelensky, suivi par la vice-première ministre du Canada, Chrystia Freeland, aussi d’origine ukrainienne. Tous deux ont lancé des messages au cours des derniers jours pour marteler que le conflit en cours n’est pas avec le peuple russe, mais avec le président Vladimir Poutine et son entourage. On relaie également des images de manifestations antiguerre dans les grandes villes de Russie — des rassemblements qui seraient certainement encore plus importants si ce n’était de la violence de la répression policière dans ce pays. À la télévision, on semble éviter d’utiliser des formulations comme « les Russes » pour désigner des responsables de l’agression militaire, préférant parler de Vladimir Poutine lui-même ou de son régime.
Cette conscience du poids des mots et du risque de dérapage est rafraîchissante. On sait que les débuts de la pandémie dans la région de Wuhan et que les relations diplomatiques pour le moins tendues avec la Chine ont donné lieu à toutes sortes de commentaires sur « les Chinois » et à une montée des crimes haineux envers les personnes d’origine asiatique.
On sait aussi qu’un nombre déplorable de nos concitoyens n’hésitent pas à dériver d’une critique du régime saoudien ou d’un groupe comme Daech vers des généralisations sur « les Arabes » ou sur « les musulmans ». Pas plus tard que l’été dernier, des imbéciles ont aussi commis une série d’actes antisémites dans l’arrondissement de Saint-Laurent, comme s’il s’agissait là d’une manière de critiquer l’État d’Israël. Et on se rappelle que, durant la Seconde Guerre mondiale, le Canada a notamment cru bon d’interner ses propres citoyens d’origine japonaise.
Puisque la liste de tristes précédents est longue, le souci actuel des mots détonne. Je ne vois personne de sérieux lancer l’hypothèse que l’autoritarisme de Poutine trouverait ses sources dans une tare particulière de la religion orthodoxe ou que la culture russe prendrait ses racines dans un éloge unique de la violence. L’analyse porte surtout sur les enjeux politiques, économiques et humanitaires. Enfin, croisons les doigts pour que ça dure.
Finalement, des réfugiés ne se sont pas présentés comme des menaces à refouler aux frontières. Le président de la Bulgarie, Roumen Radev, a peut-être eu la déclaration la plus candide à ce sujet. « Ce sont des Européens », a-t-il lancé plus tôt cette semaine. « Ces personnes sont intelligentes, éduquées… Ce ne sont pas les vagues de réfugiés auxquelles nous sommes habitués, des gens à l’identité incertaine, aux passés incertains, qui auraient même pu être des terroristes. » Des commentateurs, des experts et des journalistes ont aussi parlé de leur choc devant la guerre touchant le monde « civilisé » — omettant de transmettre du même coup une liste des régions du monde « barbares ». Cette nouvelle ouverture aux victimes de la guerre semble donc venir de l’identité des Ukrainiens : on leur ouvre les portes au nom de leur européanité et non de leur humanité. Le mauvais traitement réservé aux Africains et aux Asiatiques résidant en Ukraine à la frontière polonaise, dénoncé mardi par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU, vient d’ailleurs démonter cette nuance importante.
L’humanisation particulière du peuple ukrainien joue un rôle positif très important dans le sort de cette population. Il y a la guerre, les blessés, la mort, les familles déchirées. Il y aura encore peut-être la faim, le manque d’eau et de ressources, et on ne sait quoi encore. Aucun individu ne devrait avoir à endurer ces horreurs, déjà. Il est encore plus abject d’avoir à affronter en plus, au milieu de ces tourments, l’indifférence du monde, ou son hostilité. Pour le moment, le respect de la dignité de la population ukrainienne semble être une préoccupation centrale d’une grande partie de la planète. Espérons que ça durera et que d’autres victimes des guerres contemporaines pourront bientôt en bénéficier.
Je ne veux pas ici faire un portrait jovialiste de la couverture de la guerre en Ukraine. L’actualité des dernières semaines est très difficile, ses implications sont historiques, et les défis qu’elle implique sont nombreux. Cela dit, j’ai rarement vu un souci d’humanisation aussi généralisé des parties prenantes d’un conflit, et je crois qu’il est important de le souligner. Plusieurs semblent regarder ce qui se passe dans l’est de l’Europe en se disant : « Ces gens sont comme moi, ça pourrait être moi. » La vérité, c’est que chaque être humain est en bonne partie comme soi, et qu’il offre un miroir de soi. C’est une chose de le dire, et une autre de transformer son regard sur les nouvelles internationales à partir de ce principe.