Spotify et ses algorithmes

Joe Rogan trône au sommet des écoutes de balados sur Spotify de 2021. Il est lié à Spotify par un accord d’exclusivité qui lui vaudrait des millions de dollars. Rogan est accusé d’avoir critiqué la vaccination auprès des jeunes et d’avoir fait la promotion d’un traitement contre le coronavirus qui n’est pas autorisé par les autorités médicales. Un important groupe de professionnels de la santé américains avaient exprimé leurs inquiétudes après que Rogan eut donné la parole à Robert Malone, un médecin apprécié des antivaccins.

Des artistes légendaires, comme Neil Young, Joni Mitchell et Gilles Vigneault, ont exprimé leur malaise à l’égard de la diffusion sur Spotify des balados de Joe Rogan. Ils ont retiré leurs œuvres de la plateforme, ce qui a eu pour conséquence d’amorcer un mouvement de désertion de certains abonnés.

Ces méga-plateformes bougent à la pression populaire ou politique. À ce jour, le principal moyen qui reste aux artistes pour protester contre la disponibilité sur Spotify de contenus problématiques est de retirer leurs propres œuvres. Mais comme le faisaient remarquer les professeurs Romuald Jamet et Guillaume Blum dans un texte publié récemment dans les pages du Devoir, l’enjeu est plus fondamental. Ces plateformes en ligne sont des aspirateurs de données. C’est sur cet aspect qu’elles doivent rendre des comptes.

Il y a quelques mois, c’est Twitter et Facebook qui étaient interpellés. On leur reprochait d’exclure arbitrairement certains contenus, de fermer des comptes, de juger l’acceptabilité des contenus à la tête du client ou en fonction des pressions populaires. Pour l’heure, lorsqu’il y a des dérapages, il faut se fier à la capacité d’indignation des leaders politiques ou des icônes de la musique. Cela en dit long sur le caractère aberrant du cadre juridique qui s’applique aux médias sociaux.

Le fonctionnement de ces plateformes n’est pas compatible avec plusieurs exigences tenues pour essentielles dans la plupart des pays démocratiques. D’abord, ces plateformes ne sont pas configurées pour assurer en amont que les contenus véhiculés sont conformes aux lois. Par exemple, Spotify n’est pas outillée pour départager le vrai du faux dans les propos controversés, comme les positions relatives aux mérites de la vaccination. Comme dans d’autres réseaux sociaux, on répond aux inquiétudes qui, de temps à autre, se font sentir en accolant des mises en garde à certains contenus. Mais il n’est pas rassurant, et même contraire aux principes élémentaires de l’État de droit, que ce soit une entreprise commerciale qui se retrouve en position de juger si tel ou tel balado, telle ou telle œuvre musicale contrevient aux lois ou donne dans le délire complotiste.

Ces plateformes utilisent des algorithmes et compilent des données massives afin de maximiser leurs revenus. Selon des modalités qui diffèrent, les plateformes comme Spotify mais aussi YouTube ou de façon différente Twitter ou Facebook collectent, compilent et valorisent des masses de données émanant des usagers. Cela permet à une entreprise comme Spotify d’alimenter des algorithmes qui produisent les listes de pièces musicales diffusées aux usagers et surtout de vendre des publicités ciblées.

Spotify rend disponibles des œuvres musicales et d’autres contenus selon un régime de « partage des recettes » entre la plateforme et les créateurs. En plus des questions légitimes sur les niveaux faméliques de rémunération versés aux artistes, il faut s’attaquer au caractère obscur des processus par lesquels se détermine ce qui sera affiché sur le terminal de chaque usager. À défaut, c’est notre liberté d’attention qui risque d’y passer.

Pour alimenter les dispositifs qui déterminent ce qui est susceptible de répondre aux goûts des usagers, ainsi que pour vendre de la publicité ciblée, Spotify accumule des masses de données. La compilation de telles données permet d’améliorer les recommandations musicales personnalisées et surtout d’assurer la rentabilité de la plateforme, qui peut ainsi proposer aux annonceurs des publicités ciblées selon les prédilections des individus.

Spotify, comme d’autres plateformes, vise à s’assurer que ses utilisateurs y passent le plus de temps possible. Pour ce faire, elle recommande des chansons incitant les utilisateurs à les écouter ou à cliquer sur la plateforme, c’est-à-dire des chansons que les utilisateurs ont toutes les chances d’aimer dès qu’ils les entendent. Cela porte à recommander des œuvres correspondant aux préférences immédiates des utilisateurs, généralement la musique qu’ils aiment déjà. Cela laisse une part congrue à la promotion d’œuvres nouvelles ou émanant des cultures minoritaires. En somme, ce modèle tend à négliger la musique que les usagers pourraient aimer si on la leur proposait.

Spotify et les autres plateformes de réseaux sociaux incarnent ces environnements qui ne font que commencer à s’installer dans notre quotidien. Ces dispositifs de diffusion des idées et des créations sont tributaires des données produites par les faits et gestes des usagers.

Lorsqu’une entreprise utilise aussi massivement de telles quantités d’informations, il est essentiel que les logiques sous-tendant les calculs qu’elle effectue puissent être connues et surtout discutées. C’est pour cette raison que les lois doivent imposer des obligations à l’égard des utilisations des données. Non seulement pour assurer la vie privée des individus, mais aussi et surtout pour garantir le caractère transparent et équitable des décisions qui sont prises en valorisant ces données massives. Il faut plus de transparence quant aux effets de ces dispositifs techniques sur les choix offerts aux usagers et aux contenus mis à leur disposition.

S’agissant de la diffusion d’œuvres musicales et audiovisuelles, le projet de loi C-11 déposé la semaine dernière à Ottawa vise la mise en place de mécanismes qui pourront accroître la transparence quant aux logiques de fonctionnement des algorithmes de plateformes comme Spotify. C’est un pas dans la bonne direction.

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