Les grands délestages
J’avais 18 ans en janvier 1998, quand cet affaissement du ciel a plié des géants métalliques, coupé toute source d’électricité et ramené ma ville aux temps d’avant les lumières pendant près de cinq semaines. Ma ville, fière porteuse d’un des sommets du fameux « triangle noir », était au cœur de cette crise du verglas. De mon point de vue, cette situation hors norme avait été assez amusante finalement, avec ses jeux de société à la chandelle, ses fêtes improvisées tous les jours de la semaine chez des amis, et cette infinie langueur qui enrobait nos soirs d’une attitude en grande cohérence avec nos âges.
C’est « l’après » qui nous avait été plus pénible, particulièrement les épisodes de délestage. La vie normale et ses obligations avaient repris, mais le réseau électrique coupait encore, de manière inopinée, l’alimentation pour « seulement quelques heures », ce qui nous rendait tous particulièrement à cran. Nos ressources adaptatives ayant été largement sollicitées, nous réagissions à ces coupures comme nous l’aurions fait face à des marques d’hostilité. Ces « quelques heures » créaient en fait de larges brèches dans notre quotidien, dans lesquelles s’immisçaient des sentiments d’étrangeté, voire d’absurdité qui rendaient difficile l’élan nécessaire à la poursuite de nos activités.
C’est ce souvenir qui m’est revenu en tête alors qu’on nous annonçait un Noël version 2020, pour 2021.
Ces élans brisés, cette perte de sens, combinés à une fatigue adaptative généralisée, nous sommes plusieurs à les ressentir en cette fin d’année. Non, nous n’avons pas fini de nous faire « couper le courant », de manière inattendue, alors que nous tentons tant bien que mal de reprendre nos activités comme si tout devait se passer comme avant.
La double contrainte dans laquelle nous avons vécu cette année, celle qui implique de revenir en force, de reconstruire nos entreprises, de rattraper nos retards scolaires et universitaires, de maintenir nos cibles de performance, tout en étant constamment stoppés dans ce qui reste de nos élans, a de quoi provoquer bien des symptômes psychologiques.
Faire comme avant a perdu de son sens, même si nous avons bien essayé d’y croire. Il est bien embêtant, lorsqu’on essaie seulement de « repartir la machine », ce besoin qu’ont les humains de trouver le sens à toute cette activité comprise entre la naissance et la mort.
Si l’effort collectif revêtait pleinement son sens au cœur de la crise, pour bien des gens, il s’accompagnait aussi de mesures d’allégement, d’une vaste adaptation encaissée par tous.
En 2021, les efforts par « à coups », morcelés au travers d’une exigence de rendement qui est redevenue pleine, si elle n’est pas carrément plus élevée, se vivent plutôt comme de grandes occasions de flirter avec le sentiment justifié d’une certaine absurdité de l’existence.
Si les « attaques d’absurdité » sont inconfortables, elles sont aussi parfois le dur rappel d’une négligence trop prolongée de ce besoin de « trouver du sens » dans ce qui nous active du matin au soir. Trop longtemps niées, ces questions se muent parfois en symptômes psychologiques divers. Qu’on le veuille ou non, les fameuses et pénibles « questions existentielles » qui font lever les yeux au ciel de bien des gestionnaires sont souvent sous-jacentes à nos anxiétés, épuisements professionnels et autres essoufflements collectifs. C’est dans ces petits détails que le facteur « humain » justifie sa place dans le terme « ressources humaines ».
L’enfance lucide
Cette chronique fera relâche pour les deux prochaines semaines, bouclant cette première saison de dialogue avec vous. En guise de remerciement pour tous ces précieux morceaux d’intimité racontés, je vous laisse avec cette courte liste d’œuvres susceptibles de faire contrepoids à la traditionnelle programmation des Fêtes qui peut parfois paraître bien sirupeuse, lorsqu’on est habité de sentiments plus difficiles.
— Le magnifique court métrage de la réalisatrice Annie St-Pierre, Les grandes claques, dont on saura demain s’il fait partie des finalistes pour les Oscar, dresse un portrait d’une grande justesse de cette enfance qui saisit tout de l’envers des théâtres relationnels entre adultes. Il fera écho à vos magnifiques récits de Noëls imparfaits. Disponible sur le site du New Yorker.
— Sur la perte, ne pas rater Prière pour une mitaine perdue, de Jean-François Lesage, en ce moment au cinéma.
— Sur la mort et le deuil : la sélection Memento mori disponible sur ce bijou de plateforme Tënk, qu’on peut d’ailleurs offrir en cadeau à tous ceux et celles qui aiment « rêver le réel ».
— Sur les problèmes de santé mentale, sur la même plateforme, la programmation concoctée par Virginie Dubois Les mondes parallèles.
Des œuvres, en apport à notre besoin de réfléchir sur le monde, l’intime comme le grand, dans cet indomptable besoin de sens encore bien sous-estimé, malgré son lien direct avec notre santé mentale.
Je vous retrouve, avec ce sentiment privilégié de poursuivre ce dialogue avec vous, dès le 10 janvier 2022.