La lutte des éducatrices, encore
C’est un thème récurrent d’une fin d’année à l’autre. Le mois de décembre amène avec lui toutes sortes de bilans, une revue des événements comme des statistiques. Curieusement, les données sur les inégalités sociales et la pauvreté se taillent alors une place de choix dans les préoccupations du moment. Comme si l’arrivée du temps des Fêtes, du temps de l’abondance, nous incitait à regarder un peu plus attentivement comment s’est partagé le gâteau de la prospérité tout au long des douze derniers mois.
Ainsi, cette semaine, l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) a attiré l’attention sur les inégalités salariales qui persistent au Québec en publiant un billet rappelant qu’à partir du 1er décembre, les Québécoises « travaillent gratuitement », et ce, jusqu’à la fin de l’année. Il s’agit bien sûr d’une façon d’illustrer l’inégalité de revenus entre les hommes et les femmes au Québec — soit un écart de 8,1 % dans la rémunération horaire moyenne. À compétences et à expérience égales, les femmes gagnent toujours moins d’argent que leurs collègues masculins.
Ce n’est rien de neuf. En revanche, il est intéressant de relever, toujours selon l’IRIS, que l’écart est beaucoup plus grand lorsqu’on considère le revenu annuel moyen : 23,8 %, en 2019. Cela s’explique par le fait que les femmes sont plus nombreuses à occuper des emplois à temps partiel ou à interrompre leur carrière lorsqu’elles ont des enfants ou pour s’occuper d’un proche en perte d’autonomie.
Ces données précèdent la pandémie. Maintenant, c’est désormais indéniable : les deux dernières années ont été particulièrement éprouvantes pour l’emploi et les revenus des femmes. En avril 2021, Oxfam soulignait que la COVID-19 avait coûté aux femmes du monde entier au minimum 800 milliards de dollars en perte de revenu, soit l’équivalent du PIB combiné de 98 pays. Et il s’agit d’une évaluation prudente.
Chez nos voisins du Sud — qui ne sont jamais exemplaires sur ces questions, on en convient —, à la fin de l’année 2020, les femmes avaient été quatre fois plus nombreuses que les hommes à quitter le marché du travail en raison de la pandémie, selon le US Bureau of Labor Statistics. Au point où l’on parle désormais du phénomène des « stuck-at-home moms », une variation de l’expression « stay-at-home mom », exprimant le fait que pour beaucoup de femmes, le travail domestique gratuit à temps plein est désormais contraint plus que choisi.
Au Québec, il est vrai que nous étions mieux armés qu’ailleurs pour protéger l’emploi des femmes. Mais même chez nous, on constatait à la fin de 2020 que 68 % des emplois perdus durant la pandémie étaient occupés par des femmes.
La politique familiale québécoise fait bonne figure partout dans le monde pour sa capacité à favoriser l’accès à l’emploi des travailleuses, notamment grâce au RQAP et aux CPE. Cela dit, la crise que traverse présentement le réseau des CPE nous montre bien la fragilité des outils acquis au fil du temps pour soutenir l’emploi des femmes.
Je radote, me direz-vous. Eh bien soyez avertis, je n’ai pas l’intention de lâcher cet os tant que le message porté courageusement par les travailleuses des CPE ne sera pas entendu. Ce conflit illustre avec une clarté exceptionnelle les obstacles politiques qui empêchent d’atteindre l’égalité de revenus entre les hommes et les femmes.
Les éducatrices de 400 CPE à travers la province ont déclenché cette semaine une grève générale illimitée. Les négociations sont dans une impasse, le gouvernement se montre intraitable : pas question de flancher sur les augmentations de salaire pour le personnel de soutien des garderies. Les éducatrices ont déjà eu ce qu’elles ont demandé, qu’ont-elles donc encore à rouspéter ?
En entrevue sur les ondes de QUB radio jeudi, la ministre Sonia LeBel a reconnu que l’on tenait tête aux syndicats pour un montant d’environ six millions de dollars par année. La présidente du Conseil du trésor a cependant expliqué qu’il ne s’agissait pas tellement d’une question de chiffres, mais bien d’une question « d’équité » : on ne peut pas consentir à ces augmentations de salaire, au risque de donner des munitions à tous les employés de l’État lors de négociations ultérieures. Il faut éviter un effet domino, répète ces jours-ci la ministre en marge des négociations.
Or, toute la question est précisément là : un rattrapage salarial est nécessaire pour plusieurs corps d’emploi traditionnellement féminins, et donc sous-rémunérés, dans le secteur public. La pandémie a bien montré qu’on ne peut plus mépriser le travail invisible, le travail qui fait tenir la société ensemble et qui permet à l’économie de fonctionner. Parce que tous les travailleurs en dépendent. Parce que l’autonomie financière et l’épanouissement professionnel des femmes en dépendent.
Qu’à cela ne tienne, on semble vouloir faire du personnel de soutien en garderie un exemple politique, montrer qu’il est encore possible de remettre à leur place des femmes qui font du « travail de femmes ». Sauf que, coup de théâtre, les éducatrices refusent de céder à ce chantage. La grève est assurément inconfortable pour les parents. Mais en tenant tête, le personnel des CPE nous montre le chemin vers une société plus juste et plus égalitaire.