La musique de Tremblay

J’ai longtemps pensé que Michel Tremblay avait eu une jeunesse difficile. Je ne connaissais, alors, que ses premières pièces de théâtre et Le vrai monde ? (1987). Les personnages tragiques de ces œuvres me portaient à croire que le dramaturge ne l’avait pas eue facile. Devant le désespoir des Belles-sœurs (1968), devant la noirceur d’À toi, pour toujours, ta Marie-Lou (1971), une des pièces les plus bouleversantes de Tremblay, devant l’atmosphère trouble et tendue qui règne dans Le vrai monde ?, je concluais que l’écrivain, qui s’était découvert homosexuel à une époque où la chose ne passait pas bien, était un être blessé. Je trouvais son œuvre forte, mais trop déprimante pour être assidûment fréquentée. Sans modération, la tragédie mine le goût de vivre.

En 1998, au théâtre du Rideau vert, j’ai découvert un autre Tremblay dans la pièce Encore une fois, si vous permettez. Sur scène, Rita Lafontaine incarnait Nana, la mère conteuse du dramaturge, et André Brassard, le metteur en scène, jouait Tremblay lui-même. Petit joyau de tendresse et d’amour filial, l’œuvre révélait un Tremblay heureux, fils d’une maman exubérante qui avait illuminé son enfance. Le tragédien, ai-je appris ce soir-là à mon grand étonnement, était un homme heureux.

Moins connu et moins louangé que son théâtre plus sombre, le versant lumineux de l’œuvre de Tremblay, essentiellement publié en prose, est celui que je préfère. Bonbons assortis (2002), modeste chef-d’œuvre de drôlerie et de sensibilité, raconte avec une énergie contagieuse des scènes d’enfance vécues dans l’appartement du Plateau Mont-Royal, habité par Tremblay et sa famille élargie. C’est du Pagnol à la québécoise, c’est-à-dire en plus comique.

Vingt-trois secrets bien gardés (2018) appartient à la même veine, celle du mémorialiste intime. Tremblay, dans de courts impromptus au style simple, vivant et maîtrisé, y revient sur de petits épisodes marquants de sa vie. On rit, quand il éjecte un grumeau de pâte feuilletée sur la cravate de Jack Lang, alors ministre français de la Culture qui vient de lui remettre une importante distinction, mais on s’émeut quand il décrit son père en larmes, à l’aéroport, inquiet de voir son fils de 25 ans prendre l’avion pour la première fois.

Dans le même livre, Tremblay évoque avec force son amour de la musique, classique, plus particulièrement, son presque regret de n’être pas devenu musicien et son choix, depuis, de chérir cet art, « parfois un refuge contre les souffrances de l’existence, parfois un levier de sublimes exaltations qui le laissent épuisé de bonheur », en amateur, c’est-à-dire sans le comprendre, pour lui conserver sa puissance et son mystère.

Cette passion de Tremblay s’exprime à plein dans Offrandes musicales (Leméac/Actes Sud, 2021, 168 pages), son nouveau recueil de souvenirs narrés avec la même juvénile énergie, mâtinée d’une subtile sagesse.

L’écrivain presque octogénaire garde en lui des traces du tragédien qu’il a été, qu’il sera peut-être encore, et ne fait pas l’impasse sur les drames de l’existence. Il raconte ici avec émotion la mort de Bernard, son frère préféré, et sa tristesse subséquente, noyée dans un flot de larmes nourri par l’écoute du Trio en la mineur de Tchaïkovski. L’âge, cependant, semble avoir instillé en lui un désir de douceur et de bienveillance. Il confie, par exemple, éprouver du remords depuis cinquante ans quand il pense à ce soir de 1969 où il s’est moqué d’un Luis Mariano sur le déclin, peinant à chanter correctement Mexico à la Place des Arts.

À quatorze ans, Tremblay aime déjà l’opéra. Avec son maigre salaire de livreur à pied de poulet barbecue et surtout grâce aux généreux pourboires que lui donnent les « guidounes » du bordel du quartier, il se procure Le lac des cygnes de Tchaïkovski, qui bouleverse sa vie. « C’était là, écrit-il, la panacée, la grande consolation que recherchait le ti-cul de quatorze ans complexé et solitaire que j’étais, engoncé dans son secret inavouable et n’en voyant pas l’issue. La musique serait peut-être la confidente que j’attendais. »

Et elle le sera, grâce à Puccini, à Verdi et à Brahms, de même que grâce à Barbara, que Tremblay a d’abord détestée à cause de « ses airs de vampire en vacances » avant de succomber à son « génie », et à Piaf, que la duchesse de Langeais, célèbre personnage de l’écrivain, surnomme « Édith-le-coup-de-poing ».

À la fois critique implacable et mélomane fervent, Tremblay dit ici, avec humour et profondeur, que la musique apaise la détresse et donne le goût de vivre. Il l’aime et lui doit tellement que, même devenu presque sourd, aujourd’hui, il continue, faute de l’écouter, de la regarder, sur DVD, pour entretenir la joie. Lire Tremblay, en automne, quand il livre son offrande annuelle, me procure un semblable ravissement.

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