La «copagande»

Ça y est. Le milieu artistique québécois s’est encore fait montrer du doigt pour son insoutenable blancheur. Cette fois, c’est la bande-annonce d’Escouade 99, l’adaptation québécoise de la comédie policière Brooklyn 99, qui fait sourciller. L’actrice américaine Melissa Fumero, l’une des vedettes de la série originale, déplore que son rôle et celui de sa collègue Stephanie Beatriz n’aient pas été repris dans la version québécoise par deux autres actrices latinas, ou du moins racisées. Les adeptes de la série, ici comme aux États-Unis, s’en sont mêlés, et on débat du blanchiment partiel de la distribution depuis.

La question de l’adaptation javellisée n’est pas nouvelle : par exemple, il n’est pas rare qu’on crée une version québécoise d’une publicité américaine en y retirant la diversité de la distribution. Et il est vrai que dans un monde où si peu de séries télévisées québécoises engagent des artistes racisés, il est particulièrement frustrant de voir deux rôles intéressants, créés pour elles, aller à d’autres.

Mais les enjeux éthiques autour d’une série comme Brooklyn 99 / Escouade 99 vont plus loin que les seules questions de distribution. C’est que la comédie entre en droite ligne dans ce que de nombreux critiques ont nommé « copaganda ». De la propagande policière, si on préfère.

La « copagande » est au cœur de l’obsession des studios américains pour les films et les séries policières. Il s’agit de séries où on présente un monde fantastique de policiers superhéros. Dans cet univers parallèle, le travail de la police ne consiste pas principalement à répondre à des urgences sociales, mais bien à combattre des criminels violents. Dans ces services de police fictifs, il n’y a pas de profilage racial et social. Pas de violence envers les populations marginalisées ni de surveillance systémique. Pas de citoyens qui moisissent en prison simplement parce qu’ils sont trop pauvres pour payer la caution de libération. Pas d’agents de la paix qui fabriquent des preuves en cour et qui ruinent des vies. Certainement pas de George Floyd.

Brooklyn 99 se déroule dans un Brooklyn sans embourgeoisement, sans tensions sociales. L’humour vient contribuer à l’image d’un NYPD sympathique, humain, proche des gens, un peu maladroit, mais pas méchant. On dira que c’est parce qu’il s’agit d’une comédie légère. Or, bien des sitcoms afro-américaines ont déjà abordé ces questions difficiles. Il n’est pas nécessaire de faire dans la « copagande » pour faire rire.

La plupart des séries policières américaines engagent des « consultants policiers » pour proposer des intrigues, réviser les scénarios et coacher les acteurs. Il s’agit d’abord d’offrir une connaissance du métier qui permette de faire de la télévision ou du cinéma réaliste. Mais cette implication met aussi des limites aux aspects de la réalité que l’on peint au petit et au grand écran. Les corps policiers américains comprennent très bien le rôle des représentations populaires dans leur image auprès du public. Hollywood leur offre un service de marketing qu’aucun stratège en communication ne pourrait égaler.

À force d’être bombardée depuis l’enfance de ces images de policiers héros, la classe moyenne blanche, qui n’a, elle, que peu ou pas d’interaction directe avec la police, fait difficilement la différence entre la fiction hollywoodienne et la réalité. Résultat : quand éclate le mouvement d’exaspération devant la brutalité policière, l’injustice systémique et le profilage, il lui est difficile de croire les témoignages douloureux livrés par ses concitoyens.

Le milieu culturel québécois a importé plus ou moins consciemment l’obsession américaine pour les séries policières. Même quand le scénario est d’ici, il faut reconnaître que la popularité du genre prend ses racines ailleurs. Au Québec aussi, on a souvent des consultants policiers qui travaillent avec les créateurs. L’ex-directeur des relations publiques du SPVM et député caquiste Ian Lafrenière avait par exemple conseillé l’équipe de la très populaire série 19-2. Lafrenière ayant refusé tout au long de sa carrière comme porte-parole du SPVM de reconnaître l’existence du profilage racial, on ne peut pas être surpris que le sujet soit aussi absent de la série. Et puis, on pourrait parler de l’agence Police Action, qui conseille depuis 1984 les scénaristes de plusieurs films et séries tout en offrant les services de véritables policiers pour jouer des rôles de figurants sur les plateaux.

Dans le contexte, il ne faut pas s’étonner que, malgré la liste impressionnante de films et de séries policières québécoises — originales ou adaptées —, les thèmes plus dangereux pour les relations publiques policières restent largement absents de nos représentations culturelles. Ce faisant, le milieu culturel québécois reproduit ici le problème de la« copagande ». La fiction télévisuelle forge si profondément l’imaginaire populaire de la police qu’on peine à regarder en face les réalités que les populations victimes de profilage racial et social tentent de faire connaître. Comment les ados harcelés des quartiers populaires peuvent-ils se rendre plus sympathiques au grand public que les personnages de Claude Legault, de Patrick Huard, de Louis-José Houde ?

La répercussion délétère de la « copagande » sur nos débats publics resterait par ailleurs aussi importante si les distributions se diversifiaient enfin. Créer de la télévision inclusive, ce n’est pas qu’une question de couleur à l’écran. Il s’agit aussi de se demander : quel genre d’histoires on se raconte encore et encore, et pourquoi ?

À voir en vidéo