Ceci est mon corps

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Il n’y a pas de sotte question à poser à Google. De « Quelle heure est-il ? » à « J’ai mangé du pain (avec gluten), un steak bleu et trois minitablettes de chocolat d’Halloween dans la dernière heure, suis-je en danger ? », le moteur de recherche à une réponse à tout. Pourtant, même en tête-à-tête avec mon ordinateur, il y a des choses que je n’ose pas lui demander. Par exemple : « À quoi ressemble un corps mort ? » Je suis bien prête à le savoir, mais, paradoxalement, je ne veux pas le voir.

De nos jours, on voit surtout les cadavres dans les téléséries et les films. Mais, pour la plupart d’entre nous, la mort, on la voit fardée et bien scénarisée au salon funéraire. Loin derrière sont les années de la peste bubonique, où les corps gisaient dans la rue pendant des jours.

Les dépouilles à l’hôpital, à la morgue

Dans notre société privilégiée, les dépouilles aboutissent à l’hôpital, à la morgue, mais on ne les croise généralement pas après le p’tit-déj’ en se rendant à l’arrêt de bus.

« Et pourtant, des cadavres circulent sur l’autoroute dans des fourgonnettes blanches anonymes, voyagent à travers le globe dans la soute des avions alors que les voyageurs sont assis à l’étage au-dessus. Nous cachons les morts. Pas seulement dans le sol ou dans le ventre des avions mais aussi dans les profondeurs de notre conscience », écrit Caitlin Doughty dans son essai Chroniques de mon crématorium (Payot), la version traduite de Smoke Gets in your Eyes Other Lessons from the Crematory.

Plus on est détaché de la mort, plus elle nous effraie. Et c’est pour nous donner une approche plus positive de cette étape ultime de notre vie — et pour que le sujet ne soit plus si tabou aux yeux des Occidentaux — que cette ex-employée d’un crématorium de San Francisco s’est donné la mission de nous vulgariser ce monde fascinant, d’abord à travers ses populaires capsules YouTube Ask a Mortician. Rapidement, les éditeurs se sont bousculés pour publier ses chroniques.

Un tabou un peu moins tabou

 

Jeune trentenaire au teint de lait, à la tignasse quasi ébène et à la frange d’une gamine espiègle, Caitlin a des airs de Mercredi Addams en version hop-la-vie.

Ses vidéos YouTube et ses Chroniques n’ont rien d’une petite collection d’horreurs : elle répond sans détour, avec franchise et un humour décapant, aux questions qu’on n’a jamais osé poser.

« Est-ce qu’un cercueil peut exploser s’il est complètement scellé ? » (oui) ; « Qu’est-ce qui arrive à nos implants mammaires quand on se fait incinérer ? » (ils fondent et il faut alors dégommer le crématorium). Elle détaille (élégamment même) l’odeur d’un corps en état de putréfaction (« réglisse noire avec de fortes nuances d’agrumes sorties d’un vaporisateur industriel et aspergées directement dans nos narines, mêlées au parfum d’un vieux verre de vin qui commence à attirer les mouches à fruits et à celui d’une chaudière de poissons laissée au soleil »). Bref, ça donne le ton.

D’ailleurs, Caroline Cloutier, directrice des communications à la Coopérative funéraire du Grand-Montréal, note que beaucoup de gens croient que les corps des défunts sont incinérés en groupe dans un très gros four, chose impossible, et pas du tout éthique.

« Par contre, je crois que la mort est de moins en moins taboue grâce aux chaînes spécialisées qui commencent à diffuser des embaumements, par exemple. Il y a 15 ans, on n’aurait jamais vu ça. Par contre, c’est vrai que les gens ne sont pas très informés sur notre travail. »

Caitlin Doughty, aussi diplômée en études médiévales, profite de son expérience de travail dans le crématorium de San Francisco, où elle a appris le métier à 23 ans, pour nous en révéler les coulisses.

En passant par toute la palette de couleurs du corps en décomposition, qui va du teint cône orange à celui style jus vert détox en flirtant avec le néon, elle raconte comment elle utilise des petits capuchons de plastique pour donner une rondeur aux yeux, et explique comment elle s’y prend pour tenir la bouche des cadavres bien fermée à l’aide d’une seringue qui injecte des petits fils de métal dans les gencives.

« Si ces trucs échouent à garder fermés les yeux et la bouche du défunt, il existe une arme secrète : la supercolle. »

La crémation soulève bien des questions. Elle explique qu’elle ne fait aucune modification sur le corps (elle n’arrache pas les dents en or pour s’en faire des bijoux) avant qu’il n’entre au crématorium, mais enlève au scalpel les défibrillateurs car les batteries au lithium explosent au contact d’une forte chaleur.

Une fois l’opération terminée, les ossements, qui ne sont pas systématiquement réduits en poussière, doivent être passés dans un broyeur aux airs de mijoteuse avant que les cendres ne soient déposées dans l’urne.

À la fin de leur journée de travail, les préposés à la crémation sont couverts d’une fine couche de cendres humaines.

Chaque corps brûle selon une hiérarchie pondérale : les plus lourds en début de journée (plus longs à incinérer), les femmes âgées chétives ensuite, puis les bébés en fin de journée (dont la crémation prend vingt minutes top chrono).

À cette étape, l’accompagnement final de la famille se fait en compagnie de préposés. « Quand la crémation a évolué vers les machines industrielles, les premiers spécimens étaient construits avec une petite fenêtre afin que la famille puisse regarder le processus, écrit Caitlin. Au cours des dernières décennies, une foule de moyens ont été mis en place par l’industrie funéraire pour épargner la famille des aspects de la mort qui pourraient les offenser. »

 

La mort nous va si bien

L’auteure de Chroniques de mon crématorium a longtemps craint de discuter en public du déni culturel de la mort, d’une part parce que les gens ne trouvent pas que « le fun a sa place dans l’industrie funéraire » — elle avoue que les gens de « l’industrie » eux-mêmes ne sont pas très chauds à l’idée qu’elle lève le voile sur ce pan de la profession, qu’ils voient comme un privilège.

Mais, vite, elle a remarqué qu’une foule de personnes, des directeurs funéraires aux artistes, désirent remettre sur la table cette discussion longtemps enterrée sur la manière dont la mort façonne nos vies. Et que les gens prennent en main leur fatale destinée et soient à l’aise de parler de leurs souhaits et désirs avec la famille, plutôt que de lui laisser choisir où ils veulent mourir et comment ils veulent qu’on dispose de leur corps.

Alors que plusieurs communautés culturelles ont des rituels et des croyances bien établis, la jeune femme remarque que « les Nord-Américains pratiquent l’embaumement, mais ne croient pas en l’embaumement. Ce n’est pas un rite qui nous réconforte ».

Et pourtant, au Québec, il est possible et permis de veiller le corps dans le salon familial, comme à l’époque de nos arrière-grands-parents, de façon très naturelle.

Selon la Coopérative funéraire du Grand-Montréal, la demande est rarement (voire jamais) faite de nos jours. Avec l’habitude, les gens confient plutôt ce travail à une maison funéraire parce qu’ils savent mieux que nous comment vivre avec la mort.

 

Moins noire

Ça prendra peut-être un moment avant qu’on l’apprivoise et qu’on soit assez à l’aise avec la chose la plus fondamentale de notre existence pour porter des broches avec les cheveux et les cendres des défunts (cela dit, des designers sur Etsy proposent de fort jolies créations), mais, en attendant, les livres (et Google) ont quelques lumières pour nous permettre de voir (ou du moins s’imaginer) la mort un peu moins noire.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

Les Nord-Américains pratiquent l’embaumement, mais ne croient pas en l’embaumement. Ce n’est pas un rite qui nous réconforte.

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