Le viol pour briser la résistance ukrainienne

Il faudra des mois, sinon des années, avant de connaître l’étendue du fléau. Mais déjà, des témoignages glaçants émergent. Un groupe de 25 femmes et filles de 14 à 24 ans gardées captives dans un sous-sol de Boutcha pour être violées à répétition par des soldats russes. Une femme, en banlieue de Kiev, violée avec un fusil sur la tempe, après que son mari a été exécuté. Sa voisine, morte vidée de son sang après avoir été violée et égorgée au couteau. Et une absence totale de condamnation de l’état-major russe et du gouvernement de Vladimir Poutine.
Ce n’est que lorsque les troupes russes ont quitté la région de Kiev que la ligne d’assistance téléphonique de l’organisme ukrainien La Strada a commencé à sonner. « On a eu neuf appels concernant des viols sur des femmes âgées de 12 ans à une cinquantaine d’années commis par des soldats russes, indique Yuliia Anosova, avocate pour La Strada. Mais il y a sûrement beaucoup plus de cas. »
Des cas qu’il est impossible de rapporter aux autorités dans les villes ukrainiennes tombées sous le joug russe — particulièrement dans le sud et l’est du pays. Ou encore des cas que certaines victimes préfèrent taire face à l’ampleur du drame qui s’abat sur leur pays ou encore par peur d’être stigmatisées.
« À ce stade-ci de la guerre, généralement, les survivantes ne sont pas prêtes à parler », soutient Volodymyr Shcherbachenko, directeur de l’organisme Eastern Ukrainian Center for Civic Initiatives, qui a produit un rapport documentant les violences sexuelles commises en 2014-2015 lors de la première invasion russe dans l’est de l’Ukraine.
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Le viol utilisé comme une arme
Les victimes étaient alors majoritairement des hommes et des femmes perçus comme des ennemis par l’armée russe. « Le principal endroit où des violences sexuelles ont été commises à ce moment-là était des centres illégaux de détention, et aussi des check-points », rapporte l’homme à la tête de l’ONG ukrainienne.
Les violences sexuelles y étaient « clairement » utilisées comme une arme de guerre, poursuit-il. « Plusieurs objectifs étaient recherchés : briser les gens, faire tomber la résistance, et les menacer, tant eux que leurs proches. » Un outil de torture ainsi utilisé pour forcer des personnes « à faire ce qu’elles ne veulent pas faire ». « Et dans plusieurs cas, ça fonctionne », laisse tomber Volodymyr Shcherbachenko. (En 2014-2015, des cas de violences sexuelles perpétrées par des militaires ukrainiens ont aussi été documentés.)
Lors de cette deuxième invasion russe menée, cette fois, à grande échelle, la donne a changé. Ce ne sont plus seulement les militaires ukrainiens ou les activistes qui sont visés par les assauts sexuels des militaires russes, mais la population en général.
Les cas qui ont été rapportés à ce jour à La Strada ont tous été commis dans des maisons privées. « Dans la plupart des cas, il y a plus d’un soldat qui a participé. Parfois, certains participaient et d’autres regardaient », spécifie Yuliia Anosova.
Une instruction ?
Y a-t-il donc une instruction donnée aux soldats russes d’user de violences sexuelles pour asservir la population ? Difficile à dire, mais des cas rapportés laissent croire que la hiérarchie militaire était au courant. « Il y a ce cas de soldats qui voulaient violer une femme enceinte, mais leur commandant leur a dit non, mentionne l’avocate Yuliia Anosova. Ça ressemble donc à des instructions de ne pas toucher aux femmes enceintes. »
Et cet autre cas d’une femme qui travaille pour l’administration municipale d’une ville occupée du sud du pays. « Elle a été violée plusieurs fois, et les soldats russes l’ont menacée de recommencer si elle ne coopérait pas avec eux, indique Volodymyr Shcherbachenko. Ce n’est donc pas une initiative privée des soldats, même si on ne sait pas exactement le niveau de commandement impliqué. »
Mais même si, dans certains cas, le viol n’a pas été utilisé comme une arme de guerre ou comme un outil pour briser la résistance, « les soldats russes venus ici représentent l’État russe, qui est responsable de leurs actions », insiste le directeur de Eastern Ukrainian Center for Civic Initiatives.
Déjà, la commissaire ukrainienne aux droits de la personne, Lyudmila Denisova, et divers organismes ukrainiens sont à pied d’œuvre pour documenter les cas de violences sexuelles. Un travail essentiel pour espérer qu’un jour, justice soit faite, et pour accroître la sensibilisation à cet aspect caché de la guerre.
Violences conjugales
Ces violences commises par des militaires russes s’ajoutent aux autres violences que subissent les femmes ukrainiennes depuis le début de la guerre. Yuliia Anosova rapporte à ce sujet le cas d’une Ukrainienne, réfugiée dans un abri souterrain, qui s’est fait harceler sexuellement par un civil ukrainien.
Ou encore les nombreux cas de violence conjugale qui n’ont pas cessé d’exister depuis le déclenchement de la guerre. « Davantage de cas qui nous ont été rapportés impliquent l’usage d’armes à feu, puisqu’elles sont devenues beaucoup plus accessibles [depuis le 24 février] », relève-t-elle.
La ligne d’assistance de La Strada a également été sollicitée par plusieurs parents à bout de souffle. « Depuis le début de la guerre, les parents sont stressés, les familles sont cachées dans des abris souterrains. Des parents commettent des violences sur leurs enfants et nous appellent pour qu’on les aide », rapporte Yuliia Anosova. Pour plusieurs parents, il s’agissait de la première fois qu’ils levaient la main sur leurs enfants, ajoute l’avocate.
Politique interne
Au-delà des condamnations sur la place publique, Volodymyr Shcherbachenko espère que les parlementaires ukrainiens feront des gestes concrets pour améliorer le sort des victimes de violences sexuelles.
« J’espère vraiment que les efforts de nos politiciens ne se limiteront pas à attirer l’attention internationale sur ce fléau », glisse-t-il. En Ukraine, aucun mécanisme d’aide n’est spécifiquement consacré aux survivants de violence sexuelle. Les victimes sont plutôt redirigées vers des ressources soutenant les victimes de violence conjugale. « C’est une demande récurrente qu’on a depuis plusieurs années, mentionne l’homme. On aimerait que le gouvernement offre davantage de soutien aux victimes de violence sexuelle. »
Yuliia Anosova rappelle d’ailleurs que l’Ukraine n’a pas ratifié la convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. « On n’a pas besoin d’attendre la fin de la guerre pour ratifier cette convention », dit-elle.
L’avocate déplore du même souffle que le gouvernement ukrainien n’ait pas négocié plus tôt la mise en place de couloirs humanitaires pour protéger les femmes et permettre à davantage de civils de fuir les villes assiégées. « La délégation ukrainienne à la table de négociations était entièrement masculine. Peut-être que s’il y avait eu des femmes, l’aspect humanitaire aurait été davantage pris en compte dès le début… »