Un pardon impossible pour la résistance

Comment comprendre ? Tant la peur abyssale qui les taraude que la haine de plus en plus viscérale qui les anime. Comment saisir l’ardeur avec laquelle ils défendent leur liberté, alors qu’on n’a jamais eu à se lever — dans notre histoire récente — pour protéger notre patrie ? « Le niveau de douleur que les Ukrainiens subissent, c’est inimaginable », souffle Valentyn Ilchuk, qui est au front depuis le jour 1 de l’invasion russe. « Je n’aurais jamais dit ça avant. Mais aujourd’hui, si je tue un soldat russe, je vais ressentir de la satisfaction. Je n’espère même pas que vous [dans un pays en paix] puissiez comprendre. »
Depuis une semaine, ce résident de Kiev a quitté la capitale dans la foulée du retrait des forces russes pour être déployé à Mykolaïv, dans le sud de l’Ukraine. L’armée russe est partout autour.
« Ils tuent, ils torturent, ils violent. Ma haine et ma douleur sont incommensurables, lâche le père de famille joint par Le Devoir. Il faut que ça arrête. Mais on n’a aucun autre moyen d’arrêter ce carnage que de les tuer. »
Le pardon est impossible, aujourd’hui comme demain, dit-il. « Je déteste quand les gens abusent du mot génocide. Mais si je considère le nombre incroyablement élevé de civils tués sans raison, c’est le seul mot qui me vient en tête. On se fait tuer parce qu’on est Ukrainiens et qu’on ne veut pas faire partie de leur empire. »
Dès qu’il s’est fait réveiller la nuit du 24 février par le bruit des missiles de croisière russes qui tombaient à proximité de chez lui, Valentyn Ilchuk s’est joint à un groupe de civils, qui a plus tard été intégré aux forces policières du pays.
« On fait partie d’une unité mobile qui fait de la reconnaissance et de la diversion, explique-t-il. On passe parfois des jours à attendre notre prochaine mission. C’est ce qui est le plus difficile, de rester assis pendant qu’on voit notre peuple se faire tuer. »
L’avocat
Pour un autre Ukrainien qui, sur le champ de bataille, se fait surnommer « l’avocat » — en raison de l’emploi qu’il occupait avant la guerre —, il était tout aussi impossible de rester les bras croisés lorsque la guerre a commencé. « Je ne pouvais pas demeurer à distance, explique-t-il. Je devais aller défendre mon pays. »
L’homme — qui était réserviste dans l’armée — a d’abord été intégré à la Défense territoriale, puis au Service national des gardes-frontières d’Ukraine. Le Devoir a accepté de taire son identité pour des raisons de sécurité.
« Nous sommes ici chez nous », affirme-t-il pour expliquer son engagement, ajoutant être sans cesse impressionné par le nombre de civils ukrainiens qui se battent aux côtés des militaires. « D’une certaine manière, on peut dire que l’Ukraine a déjà gagné. L’invasion cruelle de la Russie a uni notre peuple. »
Une unité face à un envahisseur qui a raffermi l’identité nationale ukrainienne, qui avait déjà été consolidée lors de la première invasion russe survenue en 2014 dans le Donbass et la Crimée. « C’est impossible de briser les Ukrainiens », glisse-t-il.
Le bénévole
Pour Kostyantyn Batozsky, c’est le désir de contribuer à la victoire de l’Ukraine qui l’a mené à s’impliquer comme bénévole depuis le début de la guerre. « C’est mon devoir, justifie-t-il. Plus tard, je ne veux pas avoir l’impression que je n’en ai pas fait assez. Je veux être sûr d’avoir fait tout ce que j’ai pu. »
Un désir de défendre son pays et sa liberté qui l’a emporté sur la peur. « Je ne suis pas le seul à ressentir ça. La majorité des Ukrainiens sont impliqués. On le fait parce qu’on n’a pas d’autres options. »
Il y a deux semaines, Kostyantyn Batozsky a sillonné les routes du Donbass pour acheminer de l’équipement militaire aux troupes ukrainiennes postées dans l’est du pays. Le soutien des civils était partout. « Il y a des gens qui nous ont donné de l’essence pour le véhicule, d’autres nous ont fourni un toit, explique celui qui était auparavant analyste politique. Si j’avais eu un pépin sur la route, je savais qu’il suffisait que je fasse quelques appels pour avoir de l’aide. »
Une forte mobilisation citoyenne qui a été forgée, selon lui, par le passé tumultueux de l’Ukraine. « Pendant tellement d’années, les Ukrainiens ont vécu sous un régime totalitaire et répressif, ce qui a fait en sorte qu’ils ont développé ce type de coopération horizontale. » Une mobilisation civile qui fonctionne mieux que l’État, dit-il. « Les institutions de la société civile sont beaucoup plus fortes en Ukraine que les institutions étatiques. »
Un tissu social fort
Selon Viktor Konstantynov, professeur à l’Université Taras Shevchenko de Kiev, le niveau d’engagement politique et social des Ukrainiens est plus fort qu’en Occident, ce qui pourrait expliquer — du moins en partie — la forte mobilisation des Ukrainiens pour défendre leur patrie.
« Après la révolution orange de 2004, et particulièrement après la révolution de la dignité de 2013-2014, c’est devenu une option pour les Ukrainiens de faire partie de la gestion politique du pays, analyse-t-il. Beaucoup d’Ukrainiens ont compris à ce moment-là qu’ils pouvaient faire une différence et induire de véritables changements au sein du pays. »
Ceux qui aujourd’hui ont pris les armes ou sont engagés comme bénévoles sur le terrain s’inscrivent dans ce mouvement, poursuit le professeur. « Ils estiment qu’ils sont responsables de la destinée du pays, que ce n’est pas juste à l’armée de s’en occuper. »
D’autant plus que la corruption, qui a longtemps gangrené la vie politique ukrainienne, a mené au fil des ans le peuple ukrainien à se méfier de l’élite politique. « Les Ukrainiens ont comme tradition de s’impliquer pour ne pas laisser les politiciens professionnels décider de tout. »
Viktor Konstantynov estime que, bien avant que les massacres de civils soient mis au jour, la guerre revêtait déjà un caractère existentiel pour le pays, ce qui a contribué à fédérer les Ukrainiens au sein du mouvement de résistance. « Tous les Ukrainiens avaient compris que si la Russie gagnait, l’Ukraine serait forcée de retourner à un système qui anéantirait son développement économique et social. »
Après près de deux mois de guerre, Valentyn Ilchuk, comme les autres Ukrainiens interviewés, se dit toujours aussi convaincu que l’Ukraine sortira victorieuse. « La seule question est de savoir le prix qu’on devra payer. Et déjà aujourd’hui, on sait que ce prix est absolument horrible. »
Peur et adrénaline
Depuis deux mois, dans la vie communautaire, s’est installée une routine que Valentyn Ilchuk a développée avec ses compagnons d’armes. « Le matin, on fait du sport et on s’entraîne pour rester en forme. Ensuite, on travaille nos habiletés de combat. » Ces jours-ci, le bataillon formé de civils apprend à manier un mortier.
Le reste de la journée est toujours imprévisible, explique-t-il. « On est une unité mobile, qui est envoyée sur le terrain quand il y a une mission à accomplir. Par exemple, pour vérifier certains emplacements géographiques précis ou pour aller récupérer des drones neutralisés par l’ennemi. » Des missions où la peur côtoie sans cesse la montée d’adrénaline. « Bien sûr que j’ai peur. Mais, souvent, la peur arrive plus tard, quand j’y repense. »
Il y a une semaine, l’unité mobile de Valentyn Ilchuk a quitté Kiev pour être réaffectée à Mykolaïv. « Les combats autour de Kiev étaient plus faciles parce qu’il y a beaucoup de boisés, de collines, de villages. On pouvait bouger sans se faire détecter et on réussissait à s’approcher de l’ennemi », indique-t-il. Autour de Mykolaïv, il n’y a que des plaines, dit-il. « Il n’y a nulle part où se cacher. On doit apprendre à opérer dans ce nouvel environnement. » D’autant plus que l’armée russe a eu le temps de se positionner. « Ils ont bâti trois solides lignes de défense autour de Mykolaïv. Ils ont creusé des tranchées pour protéger leur artillerie. »
Malgré l’enlisement de la guerre, Valentyn Ilchuk assure que son escadron demeure motivé. « Chaque jour qu’on passe sur la base sans engagement militaire sur le terrain, c’est une journée qu’on a l’impression de gaspiller. La seule manière de nous sortir de cette guerre, c’est de gagner militairement. »
Ce texte a été modifié après publication initiale pour préciser une citation.