«Arpenter la nuit»: faire corps

À Oakland, en Californie, le soleil ne brille pas pour tout le monde. Surtout pas pour Kiara, dix-sept ans, qui n’a pas terminé le secondaire et doit subvenir toute seule à ses besoins.
Son père, un ancien militant des Black Panthers, est décédé de maladie après un séjour en prison. Sa mère, coupable de négligence criminelle après la mort trois ans plus tôt de son bébé — la petite soeur de Kiara —, est internée dans une maison de transition.
Pendant l’absence de leur mère, la narratrice d’Arpenter la nuit, le premier roman de la jeune Américaine Leila Mottley, vit ainsi toute seule avec son frère aîné, Marcus, qui est sans emploi et consacre tout son temps à un rêve qui lui permettra, croit-il, de tous les sauver : connaître le succès comme chanteur de rap.
Face à la pauvreté, aux loyers en retard et aux menaces d’éviction de l’appartement où habite sa famille depuis vingt ans au Regal-Hi, Kiara résiste tant bien que mal et veille à s’occuper de tout. Elle prend même soin de Trevor, le fils de neuf ans d’une voisine toxicomane, dont les absences se prolongent de plus en plus.
Une seule possibilité semble s’offrir à cette petite mère pour payer les factures : vendre son corps. C’est ainsi que Kiara va se sentir obligée d’accepter, un soir, la proposition d’un homme croisé dans un bar, perdant sans états d’âme sa virginité. Avait-elle vraiment le choix ? C’est ce qu’elle se demande en arpentant la nuit d’Oakland, avec ses talons hauts et son unique robe, à la recherche de clients. « C’est rien qu’un corps », se dira-t-elle.
Pendant que son frère lui demande un nouveau sursis, que son oncle, leur seule famille, refuse de les aider et que Kiara est amoureuse en silence de sa meilleure amie, son univers s’effondre encore un peu plus.
Pour son plus grand malheur, l’adolescente noire va rapidement tomber entre les griffes d’un groupe de policiers blancs, qui vont l’exploiter à leur compte en la faisant odieusement chanter. Jusqu’à ce que son histoire fasse surface et que la justice finisse par s’y intéresser.
Étonnante maturité
Leila Mottley, née à Oakland en 2002, avait tout juste dix-huit ans au moment de la publication de ce roman. Arpenter la nuit a connu un certain succès aux États-Unis et figure en ce moment même sur la première sélection du Booker Prize 2022. L’autrice s’est inspirée d’un fait divers sordide de 2015, mettant en cause des membres de la police d’Oakland et de plusieurs autres services de police de la baie de San Francisco soupçonnés d’avoir exploité sexuellement une mineure et d’avoir ensuite tenté d’étouffer l’affaire.
Malgré son jeune âge, la primo-romancière fait preuve d’une étonnante maturité, autant en raison du sujet qu’elle a choisi que par son écriture, magnifiée par moments par un vrai regard poétique.
Mais Arpenter la nuit n’évite pas tout à fait l’écueil du manichéisme. Il est peut-être aussi un peu trop lisse. Et trop long — comme le sont devenus, de nos jours, de plus en plus de romans américains. Des débuts malgré tout impressionnants.