L’avenir du monde à travers les mots d’un père et de sa fille

L’Afghanistan, Atiq Rahimi l’a fui quand il était sous le joug de l’Union soviétique, dont son propre frère était par ailleurs un âpre défenseur.
Photo: Bertrand Guay Agence France-Presse L’Afghanistan, Atiq Rahimi l’a fui quand il était sous le joug de l’Union soviétique, dont son propre frère était par ailleurs un âpre défenseur.

Atiq Rahimi aurait de bonnes raisons d’être pessimiste quant à l’avenir du monde politique. Né en Afghanistan d’un père royaliste, il a ensuite combattu le régime soviétique, pour le voir tomber aux mains des talibans. Durant l’occupation américaine, il est rentré au pays pour travailler auprès des jeunes, jusqu’à ce que le pays retourne sous l’emprise des talibans. Et l’expression de détresse et de désarroi qu’il lit sur les visages des Ukrainiens envahis par la Russie, il l’a vue sur le visage des Afghans quand il était adolescent.

« C’est exactement comme l’invasion de l’Afghanistan par l’armée rouge soviétique en 1979. Je reconnais dans ces visages la détresse et le désarroi que je voyais à cette époque sur les visages des Afghans », dit-il en entrevue.

Pourtant, les échanges épistolaires qu’Atiq Rahimi a eus avec sa fille Alice durant la pandémie, qui sont consignés dans le livre Si seulement la nuit, paru chez P.O.L, ne sont pas pessimistes.

« Tous les changements de l’humanité commencent toujours par une crise », dit-il en entrevue au téléphone de Paris. Il compare l’époque que nous vivons à celle, brisée par la peste noire et les guerres, qui a précédé la Renaissance. Or, selon lui, l’humanité s’est bâtie, depuis la Renaissance, sur un égosystème, et il faut désormais qu’elle s’inscrive dans un écosystème. Une sorte de nouvelle Renaissance, rien de moins.

« Nous avons construit pour nous-mêmes, depuis la Renaissance, un égosystème qui est en train de s’effondrer. L’homme doit retourner à un écosystème pour se réinventer. L’humanité a besoin de se réinventer. »

« Notre tragédie à nous, c’est qu’on vit ce changement et qu’on participe à ce changement », dit-il.

Redonner espoir

 

Il l’admet en entrevue, l’échange épistolaire qu’il a entrepris avec sa fille visait alors à lui redonner de l’espoir, elle dont la dernière année de conservatoire avait été interrompue par la pandémie, et dont il voulait maintenir l’élan.

Chaque crise, poursuit-il, pousse l’humanité à se remettre en question, « et cette remise en cause nous donne une nouvelle perspective, un nouveau chemin, un nouveau point de vue ».

« Et comment allons-nous naître, écrit sa fille Alice, dans une de ses lettres. Voilà la question que beaucoup se posent. Pas forcément de la même façon… »

Lorsqu’il écrit à sa fille, née en France, au sujet de la culture afghane, Atiq Rahimi dit que c’est une culture qui conjugue au passé. C’est une culture, écrit-il, « dans laquelle la tradition l’emporte sur la modernité, le passé sur le présent, les souvenirs sur les rêves. Oui, là-bas, on chérit le passé ; car l’avenir, si on ne le connaît pas, est pensé et écrit en avance. »

L’Afghanistan, Atiq Rahimi l’a fui quand il était sous le joug de l’Union soviétique, dont son propre frère était par ailleurs un âpre défenseur. Il raconte en outre cet épisode dans l’une des lettres écrites à sa fille. Pour fuir vers le Pakistan, sa famille et lui ont dû s’appuyer sur les moudjahidines. La mère d’Alice devait prétendre qu’elle était analphabète, alors qu’elle avait fait une année de médecine à la faculté de Kaboul.

Aujourd’hui, avec le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan, il regarde la situation afghane actuelle avec amertume.

« Et quelle mascarade de voir, vingt ans après, les mêmes Nord-Américains essayant de faire revenir les talibans dans le gouvernement afghan. Avec ce retour possible de l’armée des ténèbres, je peux dire que l’histoire se répète parce qu’elle n’a pas encore atteint sa réalité. Parce qu’inachevée », écrit-il.

Un malaise mondial

 

Il estime cependant que la situation en Afghanistan n’est qu’une manifestation d’un malaise mondial, le pays étant régulièrement au cœur des grands enjeux mondiaux. « Que ça aille mal en Afghanistan, c’est une indication que dans le monde rien ne va. […] Malheureusement, la politique internationale est dans un état d’incertitude incroyable. Marx disait que l’histoire ne se répète pas, elle bégaie. Eh bien, elle ne bégaie plus, elle se répète, et en plus d’une manière très chaotique. »

Je peux dire que l’histoire se répète parce qu’elle n’a pas encore atteint sa réalité

 

Pendant ce temps, voilà aussi que la réalité se dédouble, la réalité virtuelle ayant pris le pas sur la réalité tout court, tout au moins durant la pandémie. Cette réalité virtuelle, Atiq Rahimi la décrit comme l’enfermement « dans un monde dont on n’est pas l’auteur ».

« Sans doute seras-tu surprise de m’entendre parler avec obsession de mon désir de retour à la réalité du monde, grâce à cette écriture, écrit-il à sa fille. Mais attention, ce n’est guère par souci de réalisme. Non. Je n’ai aucune envie de me réconcilier avec la réalité. »

Il n’est pas près non plus de se réconcilier avec la politique, lui qui s’affirme comme anarchiste. « Mon père était monarchiste, ma sœur était féministe, mon frère était communiste, et moi je suis un anarchiste, c’est-à-dire quelqu’un qui s’oppose toujours à la politique », dit-il.

Si seulement la nuit

Alice Rahimi et Atiq Rahimi, P.O.L, Paris, 2022, 266 pages.



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