L’émotion de vivre et de lire

Les mots à la bouche
Chambres d’échos, une grande œuvre de mémoire, « entre dans l’état de grâce d’un au-delà de la parole, quand les matières premières de la terre se donnaient au corps hospitalier à la faveur des sens ». La pensée matérielle, la sensualité mélodique des mots, la gravité de vivre les sens s’accumulent chez Paul Chanel Malenfant, s’ouvrent aux voix intérieures, aux capiteuses sonorités, juste à entendre venir la « mélancolie ». Malenfant tient tête à l’achèvement, survit à travers les objets qui lui viennent à l’esprit comme sous la main, l’œil attentif à sentir, à voir, à écouter le bruissement des voyelles et des jours.
Son dernier recueil convoque les morts et leurs objets précieux, la phrase leur tenant lieu de retable, se fait envoûtement comme on l’entend s’exhausser chez Bachelard quand il se penche, essayiste-poète lui aussi, sur L’imagination de la matière ou sur La poétique de la rêverie.
Livre d’une tendresse lucide en regard de l’enfance en allée, troublé par l’imaginaire (« Quand j’écris, je m’invente », précise-t-il) comme par la trop grande cruauté du monde forcé de lumière, anéanti de fracas. Malenfant tient à bout portant ses tristesses et ses joies, en un maelstrom emporté par la nostalgie tout autant que par la frayeur devant la mort des heures et des autres, de l’enfance comme des aimés.
Il faut surtout que le poète résiste, qu’il ne soit jamais « en deuil d’exister », car « la mort du poème mettrait fin à la pensée ». Ce « vivant acharné » le confie : « Les objets, dans l’ordre de la songerie et de l’écriture, sont pour moi des mots, fétiches dont je serai, sans doute toute ma vie durant, un amoureux fou. »
Alors qu’il affirme que « [l]’enfance est partout », le poète va nous guider vers des « murs aveugles », alors que s’y déchaîne une véhémence inattendue, une vague déferlante devant les atrocités du monde, jusqu’à conduire « [l]’homme qui marche » à clamer « Adieu je reste », alors que le désespoir point, que le poète est envahi par « les phrases de détresse dans la nuit ». Résolu à cette solitude inéluctable, puisque « cela ne se voit pas la solitude. / C’est une absence portant le poids de la terre », il a été mené, livre après livre, à refaire le monde, son monde. Voilà un recueil qui a toutes les allures d’une somme, celle qu’une œuvre longue peut faire naître de façon remarquable à travers le regard.
Reconnaissance
Fiorella Boucher, dans L’abattoir c’est chez nous, cerne ses retrouvailles avec sa grand-mère. Il s’agit du premier recueil de l’autrice, qui vit et écrit à Montréal, mais qui est née à Córdoba (Argentine) d’une mère guarani-paraguayenne et d’un père français. Ce livre s’égare parfois dans un quotidien, comme c’est à la mode de l’imposer actuellement, confondant quelques fois ce qui est important et la petite importance de son moi-même-je.
Or ce qui est énoncé dans les poèmes s’écrit souvent en deçà du facteur poétique, sans l’effort qu’il demande. Comment ne pas retenir cette remarque : « je n’ai pas peur / de devenir vieille // je suis née / j’étais déjà vieille » ? Là n’est pas le poème. Alors que, dans un style très proche, un certain décalage se crée : « lorsque mon père est mort / j’ai pu voir la beauté de ma mère ». L’espace entre les mots ici impose une double lecture qui dit la découverte de « la beauté » en tant que telle, enfin libérée, et celle de « la mère », enfin dévoilée.
Ce recueil se précise par des échappées du côté plus émotionnel du chagrin. Par exemple, cette subtile description de l’appartenance entre la grand-mère et sa petite-fille, retrouvée après un long voyage : « elle m’a regardée un bon moment de loin / pour mieux me dire / ma fille / elle m’a caressé le bras / tout doucement / elle m’a coloré la peau / je n’ai pas compris comment / elle a fait ça. » Certaines réussites de ce calibre éclairent parfois l’écriture.
Accablée(s)
« Femmes, votre corps est un lieu, c’est là que la violence est née. » Ainsi pourrait se résumer le centre dur du premier recueil de Claudie Bellemare. Nous étions les nerfs rêvant d’une émeute impose une déferlante, constituée de violences frontales que subissent les femmes. La poète procède à la description cérémonielle des heurts et des malheurs qui les conduisent à s’identifier à des objets de souffrance, en des cultes barbares.
Le regard de la poète reste pourtant d’une redoutable froideur, comptant les massacres, décrivant ce désastre d’être ainsi marquée : « j’arrive ici prosternée, jugée, violée, gavée de murmures, de fleurs et de fellations. Balisée de poils et de coupures, j’arrive à moi exténuée, les os de lamâchoire étalés sur le sol. » On pense aux recueils de Catherine Lalonde, Cassandre et Corps étranger, qui, autrement, avaient creusé le sillon.
Ou encore à Nécessairement putain de France Théoret, qui avait cerné le simple fait de marcher dans une rue comme la dangereuse mise en jugement d’une femme. Or, la différence avec ces parcours antérieurs, c’est que, sans issue, « ici, le sang commun s’appelle massacre, la défaillance ».Par ailleurs, et sous de nombreux aspects, ce recueil est terriblement efficace. La poète affirme : « nous sommes perdues ». Ainsi, l’accumulation de scènes désastreuses finit par nuire au propos.
Le style hachuré, haletant, de ces proses concourt à ce tremblement de la voix, jusqu’à la partie finale qui convoque la femme à l’asile, à la contention, à sa totale mise en tutelle, identifiée comme folle. Reste que, malgré une sorte de logorrhée qu’il eût mieux valu contrôler, c’est une belle entrée en poésie.
À l’écoute du poème
Un poème au milieu du bruit qu’Antoine Boisclair fait paraître propose qu’on reconnaisse la nécessité des lectures silencieuses des textes, sans leur imposer l’oralité tant aimée à notre époque. En rien passéiste, cette idée recèle plutôt une offrande, un appel à l’intimité comme lieu d’approche. L’essayiste nous propose un livre profondément amoureux de son sujet, sans compter qu’on ne doute jamais ni de la pertinence de ses choix ni de sa culture. Les 18 études du livre s’attardent ou à un recueil complet (Plus haut que les flammes de Louise Dupré, Début et fin de la neige d’Yves Bonnefoy, Grand-Monde d’Aurélie Foglia) ou à des poèmes particuliers comme à des sections de recueil. Il faut lire le très beau texte qu’il consacre à « Il y aura toujours dans mon oeil cependant… » de Philippe Jaccottet pour se convaincre de la pertinence de ces lectures. Seul fait curieux, l’essai dévie lentement vers ce qu’il faut bien reconnaître comme un attachement à l’intimité des sujets abordés. Bien que fascinant, on comprend mal la place qu’occupe, par exemple, le texte consacré à « La femme qui dort dans le métro » de Pierre Nepveu dans lequel l’auteur s’interroge sur la notion de personnage compatible avec la poésie. Mais dans chacun des chapitres, on sait, on lit une passion et la précision d’une pensée empathique de ce qui fait de la poésie un lieu d’émerveillement.