
Libellule

Mon père m’appelle
Il ne se sent pas bien
Il a de la fièvre
Il respire mal
Il a passé un test de dépistage pour la COVID
Les résultats sortiront dans trois jours
Jour un
Je stresse pour sa vie
Je ne veux pas qu’il finisse à l’hôpital
Je ne veux pas qu’il meure
Une libellule vient me voir
Elle est sur le bord de ma fenêtre
Elle me dit :
Viens sur mon dos man
Je pars avec elle
Je pars avec la libellule
La libellule me fait survoler le gazon
Elle m’amène au parc
À mon parc préféré
Celui avec des gros peupliers
Et des balançoires
Et des gens qui pêchent
sur une plage de petits cailloux
Je m’assis sur un banc de parc
Face au fleuve
Je suis à l’ombre
C’est l’été
Il fait chaud mais il fait froid
Mon grand t-shirt pogne dans le vent
Il pogne dans le vent
de tous les petits voiliers
des morceaux de margarine qui flottent sur l’eau
J’entends un enfant crier de joie
Un camp de jour lunche plus loin dans le parc
Un petit garçon de dix ans
avec de grosses lunettes me sourit
Il ressemble à un pissenlit
Je m’éloigne
de peur qu’il soit asymptomatique
Chaque fois que je change de banc
Il me suit
Il rit
Et je m’en vais en souriant
Jour deux
Mon père ne va pas mieux
Il fait toujours de la fièvre
Il y a plein de petits insectes collés à ma fenêtre
Les arbres ne bougent pas
Il y a mes cheveux
Il y a les mains de la libellule
Je suis encore au parc
Sur le même banc
Il y a mes deux grands-mères
Elles sont mortes depuis longtemps
Mais elles sont là
Elles sont bien habillées
Pas comme des anges
Elles portent des pantalons noirs
Des blouses colorées
Et des bijoux
Mado est assise à côté de moi
Elle rit
Un rire franc
Son rire à elle
Elle regarde le fleuve
et me regarde par intermittence
Elle dit :
Tophe, inquiète-toi pas mon gars
Ça va bien se passer
Denise
Mon autre grand-mère
est debout derrière moi
Elle boit une liqueur
Elle me gratte l’épaule
Elle me demande :
C’est quoi le bateau là-bas ?
Je réponds :
Ça, c’est un vraquier
Elle boit
une autre gorgée de Pepsi et dit :
Oooh… Y’est beau
Je dis :
C’est vrai qu’il est beau
Jour trois
La même libellule
Le même parc
Le même banc
La même plage de petits cailloux
Je regarde
Une mère et sa grande fille
Les deux se baignent
Elles flottent chacune dans un tube
Sa fille pagaie avec ces gougounes dans les mains
Sa mère rit de sa fille
Le courant les ramène toujours
sur le bord de la petite plage
Elles font du surplace
Elles crient
Elles rient
Mado rit à côté de moi avec moi
Elle me serre le bras
Je lui parle pendant des heures
Je mets mes écouteurs
pour faire semblant de parler à quelqu’un en main libre
Je reçois un appel
C’est mon père
Son test est négatif
Cette journée-là
La libellule n’est pas venue me chercher
Cette journée-là
J’ai dû marcher seul pour revenir chez nous.