
Bleu

Je pleure
Je peins mes larmes en bleu
Je dépose mes larmes
dans ma table de chevet
Je les oublie durant des années
Je suis très vieux
Je déménage
J’ouvre ma table de chevet
Elles sont encore bleues
Et je suis encore là
Je suis encore là
Je suis jeune à nouveau
Tantôt
Un gars m’a regardé par la fenêtre de mon bureau
Je dois vraiment poser des rideaux
Des intellectuels me parlent
et je ne sais jamais quoi leur répondre
Ils savent des choses que j’ignore
Ils écrivent des thèses que je ne lirai jamais
Je dépose les intellectuels
dans ma table de chevet
Ils sont tellement intellectuels
qu’ils ne s’échappent pas
Ils restent là
Ils meurent là
Dans ma garde-robe
Je trouve de vieux rideaux blancs
Ils sont tout fripés
Je veux emprunter
le fer à repasser de ma mère
Je n’ai pas de char
Nous n’habitons pas dans la même ville
J’attends que ma mère vienne me le porter
Ça prend quatre jours
Je ne suis pas pressé
Je peins mes larmes en bleu
Je repasse tous les plis de mes rideaux
Ils sont tellement longs
Ils dépassent le comptoir de cuisine
Ils sortent sur le balcon
Ils descendent sur le trottoir
Ils vont dans la rue
Mes rideaux vont dans la rue
Mes rideaux passent par-dessus
Les gens qui n’ont pas trouvé de logement
Les gens qu’on a mis à la rue
pour retaper des immeubles
Mes rideaux ne peuvent pas accueillir
tous ceux qui sont dans la rue
Pour les aider
Je peins mes larmes en bleu
Je trouve des bouts de tissu
Des drapeaux
Tous les drapeaux du Québec
S’il n’y en avait pas
durant la célébration de la Saint-Jean
C’est de ma faute
Désolé
J’ai piqué tous les drapeaux
Peut-être qu’un intellectuel
écrira une thèse là-dessus
Peut-être que je finirai
de repasser mes rideaux
Peut-être que je marcherai
dans quelque chose de beau
J’habite à deux minutes à pied de mon lit
J’habite à deux minutes à pied d’un CHSLD
Ici
J’ai entendu
les ambulances crier aux deux jours
Ici
Des femmes et des hommes sont morts
à deux minutes à pied de mon lit
Déjà on essaye de les oublier
Déjà on les a oubliés
Déjà on est passé à autre chose
Déjà les décès sont revenus
Déjà les statistiques et les bilans sur Facebook
Déjà les abrutis qui mettent des bonhommes jaunes
Des bonhommes qui rient
sur les statuts Facebook des bilans de décès
Les personnes en manque d’empathie
ont toutes un bon système immunitaire
Je ne connais pas le nom des gens qui sont morts
mais ce poème est pour eux
Pour les garder en vie dans l’actualité
Parce que c’est tout ce que je peux faire
Parce que je ne suis pas capable d’écrire de thèses
Parce que les bonhommes jaunes me font chier
Parce que ma table de chevet est pleine
Elle est déjà pleine
Et je suis déjà triste
Je ne suis pas capable
de fermer mes rideaux
Je veux dire
Je suis capable
mais je veux voir
Je ne pose pas mes rideaux
Je les donne à quelqu’un
Je ne connais pas son nom.