«Grands carnivores»: comme une odeur de fauve

Bertrand Belin est ce chanteur à la voix grave et ronde dont les paroles creusent l’anodin et la répétition presque instinctivement. Cela confère à ses chansons un effet d’étrangeté qui donne à imaginer Alain Bashung lisant Georges Perec. Ou encore Jean-Louis Murat développant une fixation pour la « pâte-mots » de Christophe Tarkos, qui l’amènerait à chanter le quotidien, les gens dont le métier est d’être petits ; ceux qui meurent « par mourissements », ceux qui ne font pas d’ombre tant ils sont bas. Cela fait de Belin quelqu’un qu’on pourrait traiter avec snobisme, ou pire, avec sympathie, lorsqu’il publie des livres.

« Écrits avec beaucoup de respect pour la littérature », disait-on de ses trois romans, dans Le matricule des anges, plus tôt cette année. Mais voilà, ce n’est pas exactement cela. Autodidacte, Belin n’écrit pas comme un chanteur-qui-écrit, ou même comme Bertrand-Belin-le-chanteur-qui-écrit. (D’ailleurs, en règle générale, les chanteurs devraient surtout chanter ; cela en dispenserait quelques-uns de publier. Un homme, ça s’empêche, disait Camus.) Ses livres n’ont que peu à voir avec sa musique (en général) et les références croisées qu’elle pourrait entretenir avec la littérature (en particulier). Son plus récent, Grands carnivores, le démontre une fois de plus.
À peine un roman ?
Beaucoup plus « écrit » que ses deux précédentes publications — Requin (2015) et Littoral (2016) —, Grands carnivores, troisième Belin à paraître chez P.O.L., est moins un roman qu’un récit spéculatif. Une fable qui se rapproche du texte politique. L’auteur s’avère, comme toujours, une intarissable source d’images inusitées. Néanmoins, son geste d’écriture rappelle étonnamment la manière dont fonctionne une tondeuse à gazon hélicoïdale : le corps pousse, la machine avance, les lames tournent sur leur axe, puis l’on répète le mouvement. La combinaison poussée-répétition (ou achoppement, surtout dans les montées) assure le travail du dispositif.
Remarquez, d’autres diraient simplement qu’on pense un peu à Thomas Bernhard en plus baroque. Grands carnivores se résume ainsi grossièrement à trois choses : l’opposition entre deux frères (l’un récemment promu à la tête d’une entreprise de boulons et l’autre, un artiste), l’arrivée d’un cirque dans une ville portuaire et l’évasion des fauves dudit cirque.
Les gens d’en bas et ceux d’en haut
Mais voilà, dans Grands carnivores, les bêtes ne se répandent pas tant comme des tueurs sanguinaires arpentant les rues que comme des rumeurs à travers la ville — ce qui se révèle beaucoup plus inquiétant. Le style de Belin se met ainsi au service de l’opposition entre les aspirations des gens « d’en haut » et les remords des gens « d’en bas », comme ce valet de cage qui ne sait plus s’il est responsable ou non de l’évasion des fauves.
Il s’agit donc d’un livre qui traite de la peur, mais surtout de la manipulation de cette dernière (appelons ça de la « pâte-peur »). Récit né d’un « poème de culpabilité » autour de fauves échappés, comme Belin le confiait au Matricule des anges, et d’une histoire inventée à partir d’un cliché du photographe Olivier Jacquet, Grands carnivores plonge in media res dans la vie d’êtres qui se révèlent à nous par une écriture singulièrement plastique ; « la langue des livres » (lire ici celle des classes supérieures), comme le dit l’auteur. Avec cette fable politique, Bertrand Belin fait exactement ce qu’un artiste devrait faire : être là où on ne l’attend pas.