Cinquante nuances d’écureuils gris : pourquoi certains ont-ils le pelage noir ?

Les écureuils gris et ceux au pelage noir se côtoient dans nos villes et le phénomène intrigue les scientifiques depuis plusieurs années.
Marie-France Coallier et Olivier Zuida Le Devoir Les écureuils gris et ceux au pelage noir se côtoient dans nos villes et le phénomène intrigue les scientifiques depuis plusieurs années.

Ce texte est tiré du « Courrier de la planète » du 10 mai 2022. Pour vous abonner, cliquez ici.

Le printemps dernier, alors que la pandémie s’étirait en longueur, le biologiste André-Philippe Drapeau Picard cherchait un projet d’écriture scientifique. Au parc Jean-Drapeau de Montréal, avec un ami biologiste, il regardait les animaux autour, en quête d’inspiration.

On ne s’étonnera pas d’apprendre que des écureuils étaient dans les parages. Leur apparition, pour le moins banale, allait pourtant chatouiller dans l’esprit des biologistes une question à laquelle ils n’avaient pas la réponse : pourquoi certains écureuils gris (Sciurus carolinensis) ont-ils le pelage noir ?

« Le mélanisme chez les écureuils, c’est une question qui revient souvent dans les 5 à 7 de biologistes, explique M. Drapeau Picard. Dans les congrès, il y aura tout le temps quelqu’un qui finira par dire : “Ah, vous ne trouvez pas qu’il y a beaucoup d’écureuils noirs ?”, ou bien l’inverse… On en discute un peu, puis on passe à autre chose. »

Pour une fois, M. Drapeau Picard — un entomologiste de formation qui travaille à l’Insectarium — a décidé de prendre le rongeur par les cornes. Il fouilla l’étonnamment abondante littérature scientifique sur le pelage de l’écureuil gris. Le résultat de son enquête personnelle a été publié ce printemps dans Le Naturaliste canadien.

Cinquante nuances d’écureuils gris

D’un point de vue génétique, l’existence d’écureuils noirs découle simplement d’une mutation du gène Mc1r. Si l’individu dispose de deux allèles mutés, il est complètement noir. S’il dispose d’un seul allèle muté, sa couleur est mitoyenne.

La véritable question réside plutôt dans les raisons qui favorisent — ou qui défavorisent — le mélanisme dans une population donnée. Cela intrigue les scientifiques d’Amérique du Nord depuis des siècles.

Des rapports anecdotiques indiquent que le pelage noir était dominant dans le nord de l’aire de répartition de l’écureuil gris (qui comprend le sud du Québec) jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Un déclin du mélanisme aurait alors été observé, menant à la prépondérance du manteau gris qu’on voit aujourd’hui.

Des mécanismes liés à la chasse ou à la coupe forestière ont déjà été proposés pour expliquer cette décroissance, mais les causes réelles « ne seront probablement jamais confirmées », écrit M. Drapeau Picard dans son article « Cinquante nuances d’écureuils gris : portrait du mélanisme chez une espèce emblématique des villes nord-américaines ».

Photo: fournie par Nathaniel Sharp  André-Philippe Drapeau Picard s'est intéressé aux écureuils.

Deux hypothèses principales

 

Au risque de décevoir ses collègues, M. Drapeau Picard a constaté que selon la littérature scientifique, rien ne permet de dire que, dans les dernières décennies, le pelage noir a gagné en popularité chez S. carolinensis en Amérique du Nord.

Cependant, des variations géographiques existent bel et bien. Le mélanisme est plus commun dans les villes qu’en forêt. Par ailleurs, on retrouve davantage de spécimens noirs dans le nord de l’aire de répartition que dans le sud de celle-ci. Deux principales hypothèses sont proposées pour expliquer la tendance nord-sud : la thermorégulation et le camouflage.

L’hypothèse de la thermorégulation est intuitive : dans le nord, où il fait plus froid, un pelage foncé absorbe davantage l’énergie du soleil en hiver, ce qui réchauffe la petite bête.

L’hypothèse du camouflage veut que dans le nord de l’aire de répartition, les conifères soient plus communs et qu’un pelage foncé permette aux écureuils de mieux se cacher de leurs prédateurs dans ces arbres.

L’hypothèse de la thermorégulation est mieux documentée, mais les preuves en présence ne permettent pas de clore le dossier. « Il y a encore beaucoup de choses à découvrir avec cette espèce-là, beaucoup de plaisir à avoir », dit M. Drapeau Picard.

Cela pourrait changer. Au fil de ses démarches de la dernière année, le biologiste — qui dit trouver « plutôt sympathiques » ses voisins écureuils — a été approché par des chercheurs américains afin d’échantillonner la population montréalaise.

Sa mission : trouver dix écureuils morts, frappés par des voitures, afin de prélever un bout de leur oreille à des fins d’analyse génétique. D’autres collaborateurs ont fait la même chose dans une quarantaine de villes en Amérique du Nord.

« Je faisais du vélo avec une trousse de dissection dans mon sac à dos, raconte M. Drapeau Picard. Quand je trouvais un écureuil mort, je l’enlevais du milieu du chemin. Je mettais mes gants de latex, et avec mes ciseaux, je coupais un bout d’oreille. Contrairement à mes attentes, les gens ne me regardaient pas trop bizarrement… »

Ces informations génétiques, tout comme les données et les photos issues des plateformes de science citoyenne, pourraient aider à élucider dans les prochaines années le mystère persistant de la sélection du mélanisme chez l’écureuil gris, selon lui.

Après cette incursion dans l’univers de S. carolinensis, l’entomologiste de formation ne pense pas travailler à nouveau sur cette bête. Il continuera cependant à regarder les écureuils « avec un grand intérêt » — et à tenter de les empêcher d’accéder à ses mangeoires à oiseaux.

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