L'isolement américain

Ils sont encore très nombreux à ne parler que d’escarmouches, à ne pas croire en un scénario de guerre commerciale totale, à relier toutes ces tensions à l’approche des élections de mi-mandat du 6 novembre. Après tout, les tarifs actuels ne touchent que 1 % du commerce mondial. Or, cette complaisance s’inspire d’une vision globale reléguée à l’arrière-plan par un rationnel électoraliste purement américain. Sous cette surface, l’action d’inversion des pôles à effet durable s’en trouve renforcée. La Chine ne peut qu’y voir du potentiel.
Washington en a remis mercredi face à la Chine, évoquant l’imposition de droits massifs. À ce jeu des représailles-ripostes, la Chine a le plus à perdre, elle qui exporte près de quatre fois plus vers les États-Unis qu’elle n’en importe. Et Donald Trump n’a pour l’instant aucune raison de délaisser la ligne dure. L’économie américaine croît à son plein potentiel et évolue au plein-emploi, le marché boursier poursuit son ascension et, sauf pour quelques plaintes venant de quelques entreprises et États, les mesures protectionnistes actuelles nuisent peu à l’économie dans son ensemble. Surtout, la cote de popularité du président remonte depuis février, son taux d’approbation oscillant désormais autour de 42 %. L’illusion est parfaite.
Sur le plan conjoncturel, les craintes d’une inflation surprise et l’appréhension d’une récession plus hâtive meublent de plus en plus de scénarios prévisionnistes. L’on estime donc que la raison économique l’emportera sur cet électoralisme de courte vue. Plus fondamentalement, les grands spécialistes de la pensée économique ne croient pas à une escalade, rappelant qu’au stade actuel de la mondialisation, l’interdépendance des chaînes de valeurs est telle que l’économique saura résister au politique, que les infrastructures et les superstructures survivront au bilatéralisme américain. « La mondialisation a été efficiente, même si les règles redistributives sont inefficaces », a déjà déclaré Pascal Lamy, ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. « Cela veut donc dire que la démondialisation sera déficiente », a-t-il ajouté.
L’économie résiste
Pour eux, tout au plus l’irrationalité et l’impulsivité de Donald Trump auront ceci de pertinent qu’elles contribueront à corriger plus rapidement les inefficacités des grandes institutions mondiales telle l’OMC et les déséquilibres commerciaux entre les États-Unis et leurs partenaires. Qu’elles moderniseront le multilatéralisme. Mais qu’au bout du compte, les difficultés du gouvernement britannique face au Brexit, le leadership japonais dans un nouveau Partenariat transpacifique sans les États-Unis et le G6 contre un de La Malbaie sont autant d’exemples récents que l’économique sait résister au politique.
Or il reste que sur le fond, cette tendance au protectionnisme reste une réponse à ces chantres de la mondialisation qui croient que la mondialisation a été efficiente. Il leur a été rappelé plus d’une fois (et d’un vote) une répartition inégale, les retombées positives se concentrant entre les mains des multinationales et des actionnaires, peu ou pas aux salariés. L’ouverture des marchés n’a pas été économiquement et socialement neutre, ce jeu des écarts étant grossi par la faiblesse ou l’inexistence de mécanismes de compensation. Sans oublier qu’elle a soumis la souveraineté des États au diktat des multinationales et de la libéralisation du commerce.
Il reste aussi que le monde n’en est plus à un triptyque États-Unis-Europe-Japon dictant les règles du jeu. Que le modèle n’est plus unipolaire. Que plusieurs centres de puissance économique sont apparus, voire qu’on assiste à un déplacement des pôles. En défendant farouchement le PTP, Barack Obama tentait justement de contrer cette montée en puissance de la Chine dans un bloc asiatique toujours plus cimenté par la multiplication des accords régionaux. L’analyste Angelo Katsoras, de la Financière Banque Nationale, a déjà souligné que la dynamique actuelle met en interconnexion des espaces économiques différents, soumis à des considérations ou des enjeux géostratégiques spécifiques proposant des chaînes de valeur distinctes. Soit un monde multipolaire façonné par la dématérialisation, la robotisation et l’intelligence artificielle.
À la veille d’un sommet à Pékin la semaine prochaine, le FMI exhortait l’Union européenne à se présenter unie, à rappeler son poids stratégique tant pour les États-Unis que pour la Chine, voire à imaginer un axe Bruxelles-Pékin contre Washington. Certes, on peut difficilement imaginer une cohabitation aussi intime entre la démocratie et un régime qualifié encore d’autoritaire dans ce post-totalitarisme. Mais s’il est vrai que la rationalité économique a le dernier mot…