Le Québec pleure sa bien-aimée, Renée Martel

Au-delà de l’idole des années 1960 et de notre reine country, nous perdons collectivement et personnellement une proche parente qui a chanté sa vie et les nôtres.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Au-delà de l’idole des années 1960 et de notre reine country, nous perdons collectivement et personnellement une proche parente qui a chanté sa vie et les nôtres.

Oh, Renée. Ma belle Renée d’amour. Notre Renée Martel bien-aimée. Partie pour de bon. Le Québec est un juke-box, une playlist, chacun a une chanson d’elle qui joue en boucle depuis que, par voie de communiqué, l’« avis de décès » est tombé alors que tombait la neige en fin d’après-midi, samedi. Tous les titres sont de circonstance, on dirait. Un amour qui ne veut pas mourir. Si on pouvait recommencer. Quand un bateau passe. À demain my darling. Prends ma main. Jusqu’à la fin du show. La fin est triste. Un coin du ciel.

Dans ma tête d’enfant de sept ans et demi, comme si le 45 tours sur étiquette D.S.P. sautait pour ne jamais finir, j’entends, j’entends, j’entends les derniers mots de Liverpool, le premier succès de palmarès de Renée Martel, paru fin 1967, retentissant dans les transistors de toute la Belle Province au début de 1968. « Et là-haut sur le pont d’acier / Les yeux noyés de pleurs / La fille pousse un cri pareil au cri d’un remorqueur… » Combien sommes-nous, les sept ans et demi, à entonner aujourd’hui cette mélodie ? Combien sont-ils, les quinze-vingt ans de 1968-1973, tous en amour avec cette Renée Martel impossiblement blonde qui ressemblait autant à Catherine Deneuve qu’à Marianne Faithfull, cette jeune fille de Drummondville qui voulait, elle aussi, aller à Londres « faire du cinéma » ?

Dans nos archives

Nos vies en parallèle de la sienne

 

Par générations successives, on a rejoint Renée Martel. On a vécu nos vies en même temps que des grands bouts de la sienne, dont les hebdomadaires auront relaté les épreuves, les drames, les retours en force, les rechutes et les triomphes. On a grandi, vieilli, aimé, souffert, aimé encore, on a fait « la ronde des saisons » avec elle, comme dit le titre de son adaptation de la chanson de Buffy Sainte-Marie. Sûr et certain qu’il se trouve encore des gens qui l’ont vue sur scène avec sa mère, Noëlla Therrien, et son père, Marcel Martel, autour de 1952, fillette qui chantait juste, adorable.

Sur les 74 années de sa vie, la carrière en compte 69. C’est dire toutes les Renée Martel que l’on a rencontrées en chemin. Pas nécessairement dans l’ordre de parutions des disques. En 2010, les épris de Xavier Dolan découvraient dans le film Les amours imaginaires une chanson d’avant leur temps, ravivée façon Tarantino : Viens changer ma vie, adaptation du Colour My World de Petula Clark. « Si tu veux changer ma vie / Je te rendrai heureux… » Je connais des ados qui connaissent par cœur Nos jeux d’enfants, Le bateau du bonheur, Cowgirl dorée.

Chanter avec elle

 

Quand Renée chanta la Complainte pour Sainte-Catherine des sœurs McGarrigle avec Mara Tremblay et Catherine Durand, lors d’une « carte blanche » aux FrancoFolies de Montréal, j’en jurerais, toutes trois étaient des sœurs : un party de filles. La joie de chanter ensemble est intemporelle. Renée Martel, un peu comme une Emmylou Harris, aura beaucoup partagé le micro, sur disque autant que sur scène. On la retrouve en compagnie de Noëlla et Marcel, bien sûr, mais aussi avec Michel Pagliaro, Daniel Lavoie, Robert Charlebois… et jusqu’à Richard Desjardins (amoureux d’elle depuis l’adolescence, pardi !), qui lui écrivit la merveilleuse chanson À un cœur de cristal. Ils la chanteront ensemble à la toute fin du spectacle des 100 ans du Devoir, au Métropolis : « Par où commencer / Je sais juste pas où finir / J’voudrais pas tout briser / Surtout nos beaux souvenirs. »

Interprète d’abord, même si elle a écrit elle-même la majorité des adaptations de ses succès venus d’Angleterre ou des États-Unis, elle a aussi nourri des fidélités avec des gens qui écrivaient et composaient pour elle : Martine Pratte, Nelson Minville, Bourbon Gautier, Martine Coupal ont beaucoup enrichi son répertoire des dernières décennies. Un Pierre Huet, un François Guy, un Pierre Flynn, un Michel Rivard auront également saisi l’occasion de lui offrir au moins une chanson, qui était pour chacun (et souvent pour elle) un rêve exaucé.

À deux, de préférence

 

D’émission de variétés en émission de variétés (Patrick et Renée ; Country centre-ville), de l’album Nous aux spectacles à deux, Patrick Norman et Renée Martel ont presque mené une carrière parallèle. Contre vents et marées, le tout dernier album de Renée, en duo avec Paul Daraîche, poursuivait cette tradition très country, sur le mode Dolly Parton-Kenny Rogers. Ce disque, il faut le mentionner, trônait encore hier au sommet des ventes : gageons qu’il y sera longtemps.

En spectacle, si Liverpool, Embrasse-moi, Johnny Angel, C’est mon histoire, entre autres inoubliables, étaient attendues et dûment redonnées, si elle ne manquait pas de rendre hommage à son père et aux autres pionniers de la musique country québécoise, elle proposait beaucoup, beaucoup de matériel neuf. Le public accueillait tout avec bonheur : Renée Martel n’était pas qu’aimée, on l’accompagnait dans sa carrière, on la soutenait, on se réjouissait pour elle.

Victoires contre le sort

 

Il y avait de quoi. Chaque retour sur scène était une victoire contre le sort qui, de manière ahurissante, s’acharnait sur elle. Une liste même partielle des titres de chapitres de l’autobiographie Ma vie, je t’aime (écrite en collaboration avec son fils, Dominique Chapados, parue en 2002) fait mal au ventre : « Victime d’un viol à 18 ans. Des grossesses non désirées. Ma tentative de suicide. Une faillite inévitable. Ma descente aux enfers. L’aveu de mon alcoolisme. La maladie frappe. La mort de mon père. » Les années suivantes ne l’épargnèrent pas plus : suicide de son amoureux, affaissement des poumons, cancers à répétition. Envers et contre tout, elle se remettait, guérissait, reprenait le collier. Qu’une pneumonie l’emporte finalement nous aura tous pris de court : elle avait été si souvent condamnée et était si souvent revenue à la vie active qu’on avait fini par la croire invincible.

Elle avait aussi fini par rallier tout le monde, grand public et critiques de tous médias, à sa cause : longtemps regardées d’en haut, la chanson populaire des années Jeunesse d’aujourd’hui, la musique country auront trouvé en elle un terrain commun. Je rappellerai en cela ma première rencontre avec elle, en 1992, au moment où paraissait l’album Authentique. Dans l’autobiographie de 2002, elle se souvient de sa méfiance : « Ben voyons donc […] à croire que Le Devoir va s’intéresser à moi. » Le fan de sept ans et demi et le critique musical arrivèrent au rendez-vous avec un gros sac plein de Photo-Vedettes avec elle en première page, et toute la collection des 33 tours et 45 tours. J’ai étalé tout ça sur une table, et je lui ai dit : « Moi, je vous aime. On part de là… »

Il y aurait de quoi remplir un cahier spécial des textes que je lui ai consacrés au cours des ans. Et plus je l’ai connue, plus je l’ai aimée. Renée savait aimer, et comprenait de mieux en mieux qu’on l’aime autant. C’est elle que l’on pleure, pas la vedette. Son regard, son sourire, sa voix, son cœur. Nous sommes en deuil de notre amie fidèle, de notre amour collectif et personnel à la fois. Et nous pensons à la sœur de Mario Martel, à la mère de Dominique et de Laurence Lebel, à la grand-mère de Henri, Noah, Éli et Dante.



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