Dans le blanc des yeux du 5Sang14

Décembre appartient aux rappeurs québécois : c’est Noël avant l’heure pour les amateurs, qui se gavent du retour sur disque de Manu Militari, du dixième album de l’inépuisable Souldia et enfin de Snakeyez, premier album de 5Sang14. Le collectif rap montréalaisa fait monter les enchères et les attentes ces dernières années avant de signer avec le label Joy Ride Records (Loud, Imposs, Connaisseur Ticaso) et d’offrir ce disque sur lequel les MC approfondissent les thèmes qui leur sont chers, comme la vie risquée de certains quartiers, l’incessante quête du succès et les amours décevantes.
« Tu connais un peu les règles du jeu de dés ? demande le rappeur White-B.Lorsque tu tires un double 1, on appelle ça un snake eyes », le titre du premier album du 5Sang14. « La partie est alors automatiquement terminée, et tu empoches tout l’argent. C’est une métaphore pour dire : le 5Sang14 est arrivé, la partie est terminée. » Snakeyez paraît aussi après une année faste pour les membres du groupe, qu’on a entendus collaborer avec les collègues les plus en vue sur la scène.
Deux membres de 5Sang14 ont aussi profité du confinement pour mijoter leurs projets solos : Lost a lancé l’album Lostalgik (2LUXE) l’été dernier, et White-B l’EP Double Vision au printemps, deux projets qui ont fait un tabac sur les plateformes numériques. Or, le groupe est plus grand que la somme de ses parties, car c’est la complémentarité de ces cinq voix distinctes qui scelle l’affaire : « Chacun dans le groupe a sa force, certains sont plus mélodieux, d’autres plus portés sur les raps et les versets, et c’est ce qui fait la force du projet, tous y contribuent en y mettant leur touche », commente Capitaine Gaza.
Random vante la diversité des ambiances musicales de l’album, constitué de quatorze chansons puisées dans une réserve d’une quarantaine enregistrées pour ce projet, les plus récentes, Mode Sport, Contrefaçon et Fuck That, ayant été conçues dans un chalet l’été dernier en compagnie des compositeurs Ruffsound, TWTbeats et Kable Beatz — plusieurs autres compositeurs, dont Fabio, YNG Milly, BirdzOnTheTrack et Hoti8.
« En faisant le tri dans les rythmiques, on écartait celles qui se ressemblaient trop. Ça donne différentes vibes et démontre qu’on est capables de toucher à plusieurs styles », du groove lascif et vaguement latino de Dangerous à la bombe aux reflets afrobeats Chaud là-bas, en passant par les productions plus lugubres en partie inspirées par la tendance drill, comme Reste droit, À l’aise ou Faille, qui ouvre l’album sur un ton particulièrement lucide : « J’vois pas d’justice, non, j’vois juste des hommes enfermés par des hommes / Qui sont-ils ? Dis-moi, qui sont-ils pour juger qui nous sommes ? / J’suis toujours gang, mais j’fais moins d’erreurs depuis qu’j’suis devenu père / J’ai fait du temps, c’est drôle à dire car tout c’que j’ai fait, c’est en perdre », rappe Lost, la main sur le cœur.
« La rue »
Ainsi, le collectif impose son autorité sur la scène rap avec cet album, un concentré de ce qui a fait le succès du 5Sang14 depuis ses débuts dans l’underground il y a six ou sept ans : un flair pour les refrains chantés qui restent en tête et une musicalité venant adoucir les textes crus puisés dans cette intarissable source d’inspiration qu’est « la rue ».
« Le thème principal sera toujours la rue », confirme White-B. Ses tentations, ses périls, ses conflits, décrits dans un langage cru, reconnaît Lost. « C’est très violent. C’est voulu. Il faut savoir qu’on a cette manière de parler — mais un mot comme “salope”, il ne faut pas nécessairement penser qu’il ne concerne qu’une femme. On l’utilise aussi pour parler des hommes ».
Il n’y a cependant pas d’ambiguïté avec les mots lorsqu’il est question de drogues, de crimes et d’armes à feu qui polluent les quartiers. Le 5Sang14 s’exprime souvent sur ces thèmes, mais jamais n’a-t-on le sentiment que leurs textes visent à glorifier les armes ou les crimes commis avec elles. Cette suggestion fait même hérisser White-B : « Ce n’est certainement pas d’écouter de la musique qui fera de moi un meurtrier ! J’ai une tête sur les épaules, les gens aussi. Donc, lorsque ces sujets sont abordés dans nos chansons, que ce soit de la fiction ou non, ça ne devrait pas inquiéter les gens. Faut arrêter de dire que le rap cause la violence, c’est faux. »
Random renchérit : « Nos vidéoclips ne sont pas des reportages. Et Al Pacino, l’acteur qui joue Tony Montana [dans Scarface, du réalisateur Oliver Stone, 1983], on ne lui reprochera pas de faire la promotion de la drogue ou du meurtre. Pas plus qu’on ne reprochera à Netflix de présenter la série Narcos. Ça reste de la fiction. »
Et vos textes en sont-ils ? « Nous, on fait du rap qui aborde certaines réalités montréalaises, mais il ne faut pas tout prendre au premier degré », répond simplement le rappeur.
Mais la révélation de Snakeyez, c’est le nombre de chansons qui ne parlent pas de la rue, et plutôt de tribulations amoureuses — ces gars-là, mine de rien, sont de grands sentimentaux ! La remarque déclenche quelques rires au téléphone. « Je suis un peu d’accord avec ça, dit Lost. Au fond, t’as raison, on est tous des bons gars. On est des professionnels, on paie nos impôts, on vote le jour des élections. Faut pas nous prendre pour autre chose. »