«Invisible»: état de grâce collectif

«Habituellement, je travaille beaucoup avec le toucher, sur la connaissance que peut transmettre un corps à un autre. Avec «Invisible», j’ai plus travaillé le regard, et jamais le toucher», détaille Aurélie Pedron.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir «Habituellement, je travaille beaucoup avec le toucher, sur la connaissance que peut transmettre un corps à un autre. Avec «Invisible», j’ai plus travaillé le regard, et jamais le toucher», détaille Aurélie Pedron.

Soixante-douze heures. C’est la durée d’Invisible, la nouvelle création d’Aurélie Pedron. Avec ce format hors du commun, la chorégraphe réinvente les codes du spectacle, autant pour les interprètes que pour le public qu’elle invite à interagir. Une quête chorégraphique de l’authenticité et des entités qui deviennent société.

« Ce qui a fait naître cette œuvre, c’est l’envie de se soustraire à l’ego ; l’ego en tant que construction identitaire à laquelle on s’identifie : au profit de quelque chose de plus grand », se souvient Aurélie Pedron lorsqu’elle évoque sa nouvelle pièce dont les origines remontent à fin 2017. Pendant près de trois ans, elle a alors travaillé avec ses interprètes pour trouver comment dépasser l’individualité. « C’est un enjeu ancré dans la société : comment plusieurs entités deviennent-elles un groupe ? Comment se défaire de qui nous sommes pour nous concentrer sur l’écoute de l’autre ? » s’est alors questionné l’artiste.

Après deux ans de reports, la pièce Invisible a dû s’adapter. Une vingtaine de danseurs sont passés par le processus créatif. Dix se retrouvent désormais sur scène. Cependant, la structure a toujours fonctionné malgré les restrictions. « Habituellement, je travaille beaucoup avec le toucher, sur la connaissance que peut transmettre un corps à un autre. Avec Invisible, j’ai plus travaillé le regard, et jamais le toucher », détaille-t-elle.

La place au temps

 

La décision de faire durer cette pièce 72 heures a été prise au début du processus. En effet, pour Mme Pedron, c’est une façon « de se défaire de ses habitudes ». « Le temps nous permet d’éplucher ce qu’on croit savoir faire, ce qu’on croit être bon, pas bon, le fait de performer comme danseur, de briller… » énumère-t-elle.

Pour elle, ce long moment permet d’aller au-delà de la performance classique des interprètes, de découvrir de « nouvelles couches » et donc de toucher à l’authenticité. « Pendant les premières heures, ils épuisent leur savoir-faire, ils performent. Grâce à l’épuisement de la force, l’état de grâce s’installe. On n’est plus dans le faire, mais dans l’être. Quand on touche à ça, c’est vraiment délicieux », se délecte-t-elle.

De plus, le sentiment de communauté dont elle a voulu parler s’illustre par le fait d’installer une création dans le temps. Chaque interprète peut, à sa guise, arrêter de danser, regarder les autres, manger, se reposer. Rien de tout cela n’est placé, le tout se fait de façon organique. Une seule règle : au moins un danseur doit « garder le feu ». « Ils doivent comprendre et écouter leurs besoins personnels, mais aussi ceux de la collectivité. Comment on s’arrime à l’autre, pour continuer ensemble parce que seul, c’est impossible de faire un spectacle de 72 heures », ajoute-t-elle.

Côté gestuelle, la chorégraphe explique que rien n’est décidé à l’avance, rien n’est chorégraphié. Avoir autant de temps devant soi permet aux danseurs d’aller plus loin dans leurs habitudes corporelles. « On se soustrait à l’imitation. On travaille surtout sur des changements de dynamiques, des lignes de force, plutôt que sur des formes en tant que telles », affirme la chorégraphe. Dans sa pièce, elle souhaite que chaque corps apporte une information, que chacun puisse composer l’autre. « Quand on est dans une écoute commune, on fait naître une espèce d’intelligence plus grande que le moi et ça devient visible, et c’est touchant. Quand les interprètes atteignent cette écoute, ils deviennent une rivière tous ensemble. Il travaille non pas en force, mais en réponse. Un flot d’énergie passe alors dans leur corps », décrit-elle avec passion.

Un spectateur-acteur

 

La place du public a longuement été étudiée par Aurélie Pedron. En effet, elle voulait se soustraire aux codes classiques du spectacle. En 2020, lorsqu’elle a présenté une première ébauche, pendant 68 heures sous forme de résidence ouverte, l’interaction ne s’est pas faite. « Personne n’osait intervenir dans l’œuvre. Les interprètes étaient trop soudés, l’espace ne s’y prêtait pas », se souvient-elle. Depuis, elle et ses collaborateurs, notamment le scénographe Kévin Pinvidic, ont donc élaboré un tout nouveau lieu, « plus accueillant ». Vieux meubles, objets technologiques, plantes, canapé, pouf… L’espace scénique ressemble à une maison où chacun va et vient comme bon lui semble.

Dans un préambule de l’œuvre, le public est invité à jouer à un jeu de cartes, sur un plateau. Une mise en abyme du jeu auquel ils vont ensuite réellement jouer auprès des danseurs. « Grâce à ça, on aide les invités à inscrire leurs actions dans une visée commune. Sinon, on a constaté que ça partait dans toutes les directions », affirme la créatrice.

Dans l’espace, les spectateurs partent avec un jeu de cartes. Plusieurs styles de cartes peuvent alors être tirés : des cartes d’action qui invitent par exemple à déplacer un meuble, à brancher son téléphone pour diffuser ce que l’on souhaite (musique, film, sons…) ; des cartes qui poussent à l’interaction, on peut alors chuchoter à l’oreille d’un danseur, mettre un bandeau dans l’espace et marcher… ; et des cartes d’introspection qui proposent de fermer les yeux, de regarder seulement les mains ou encore de se questionner sur le regard que l’on porte sur l’œuvre. « C’est aussi possible d’appeler un danseur, en étant sur place ou même quand on rentre chez soi. On crée un lien, un sentiment d’appartenance », ajoute-t-elle. Pour permettre encore plus de liberté, les spectateurs choisissent le moment de leur venue, et avec un seul billet, ils peuvent revenir autant de fois qu’ils le souhaitent.

Avec Invisible, Aurélie Pedron poursuit ses recherches anthropologiques et espère, comme avec ses autres pièces, « créer un espace qui permettra de percevoir l’existence d’une autre manière ».

Avec ses différents jeux, Aurélie Pedron cherche aussi à démystifier l’image du rituel. « On associe toujours le rituel à quelque chose de sérieux, conclut-elle. L’œuvre est un rituel dans lequel le jeu s’inscrit, alors le rituel devient encore plus fort, justement parce que ce n’est pas sérieux. »

Invisible

Direction artistique : Aurélie Pedron. Une co-présentation Danse-Cité et OFFTA, présentée au LAVI - Laboratoire Arts Vivants et Interdisciplinarité, du 26 au 29 mai en continu.

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