Momenta une biennale de l’image à l’écoute de la nature

Deux ans après sa dernière édition, Momenta, biennale de l’image reprend du service. Et une fois de plus, le poids de ses expositions collectives ou individuelles marquera la rentrée automnale. Comme prévu. Rien ne s’est interposé, même pas une pandémie.
Le constat fait sourire Audrey Genois. Selon la directrice du regretté Mois de la photo, Momenta serait le premier événement à se tenir en un an et demi sans avoir été annulé, amputé ou repoussé. C’est le retour à la normalité.
« C’est extraordinaire », dit-elle. L’état des bureaux de Momenta ne trompait pas en cette fin d’août : la 17e édition est à nos portes. Seule incertitude : la commissaire en chef Stefanie Hessler, Allemande établie en Norvège, s’y pointera-t-elle, l’avant-veille du jour J ?
Autour d’un thème baptisé « Quand la nature ressent », Hessler et ses trois collaboratrices, dont la Québécoise Maude Johnson, souhaitent bousculer nos façons de voir et de comprendre le monde non humain. Modifier nos relations avec lui.
Et par-delà, nous ouvrir aux différences, éliminer les attitudes dominantes, telle celle du système capitaliste-mâle-hétéro-blanc. Le retour à la normalité pré-COVID ne serait pas tellement le bienvenu.
Audrey Genois avertit d’emblée : « On n’expose pas des photos de paysages. » La nature, c’est plus que ça, dit-elle. Alors que « le paysage est une construction humaine », renchérit Maude Johnson. Selon la cocommissaire, il fallait montrer la nature en elle-même, « l’extirper des limites qu’on lui impose et accepter de ne pas tout comprendre ».
« On aborde les enjeux environnementaux sous un autre angle, on les lie à des sentiments pas nécessairement humains. Il faut [cesser] de centrer l’humain dans le savoir, poursuit celle pour qui ces réflexions s’inscrivent dans le contexte actuel. On parle de réchauffement climatique, de colonisation, d’impact du capitalisme, d’exploitation des ressources. »
Odeurs et autres substances
Baser une démarche intellectuelle sur l’affect et non sur le rationnel est en soi un petit séisme. Dans son énoncé d’intention, Stefanie Hessler dit s’inspirer de la chercheuse Marti Kheel, qui s’oppose à « l’idéal moderniste européen de la contemplation rationnelle ». Hessler dénonce l’idée que « la nature n’est qu’un décor où se déploient la rationalité masculine et l’agentivité héroïque ». Avec raison, elle commence son texte par une description de la dégustation d’un bleuet. « En palpant la forme et la texture d’un fruit dense dans ma bouche, je touche et suis touchée à la fois », écrit-elle. Une telle réciprocité est au cœur de la biennale.
Avec raison aussi, dans les lieux qui accueillent Momenta (treize diffuseurs, dont deux musées, plus des sites extérieurs), la simple contemplation ne suffira pas. L’arôme d’une fleur envahira la Galerie de l’UQAM, issue d’une installation de Miriam Simun, artiste de la Silicon Valley basée à Lisbonne.

Une substance intangible et inodore flottera à Occurrence, ce qui n’empêchera pas les visiteurs de l’inhaler. Ce projet de Candice Lin, autre Californienne, magnifie les huiles essentielles et la médecine dite traditionnelle. « La nature peut nous influencer, signale Maude Johnson. Il s’agit d’accepter des interactions bénéfiques sur lesquelles on n’a pas le contrôle, d’aborder la toxicité comme quelque chose de positif. »
Tout n’est pas si rose, loin de là, comme témoigne un duo de la Colombie-Britannique. « Travailler avec la radioactivité, comme nous le faisons, peut affecter le corps sans qu’on en voie des traces. C’est invisible. Cette question de la perception est présente dans nos rapports avec l’environnement », dit Erin Siddall, depuis Vancouver.
Tsēmā Igharas, artiste de la nation Tāłtān, et Siddall ont passé neuf jours autour d’une mine d’uranium abandonnée des Territoires-du-Nord-Ouest. L’identité visuelle de Momenta reproduit un cristal qu’elles ont extirpé de la mine et qu’elles exposent, sous une bulle de verre, à la Galerie de l’UQAM.
Le dispositif protège à la fois les visiteurs du minerai, et le minerai des visiteurs. Dans cette œuvre, dont une partie se trouve au centre Vox, résonne la situation d’isolement et de dépendance de la communauté qui a travaillé jadis dans la mine. À l’insu de tout un pays.
Aux dires d’Audrey Lacroix, Momenta n’avait jamais pris de couleurs aussi « locales ». Elle en veut pour preuve le nombre d’artistes canadiens, souvent d’ascendance autochtone, et les enjeux abordés, même si le ressenti est un thème universel.
Parmi les projets moins canadiens figure celui de Kama La Mackerel, artiste originaire de l’île Maurice, aujourd’hui vivant à Montréal. Son projet s’inspire d’une « quête ancestrale, décoloniale » autour des leaders spirituels, queers dont le savoir était lié à la nature, à l’océan.
« La crise écologique demande de redéfinir notre relation avec les ressources, d’aller au-delà de l’exploitation », estime l’artiste trans, dont l’œuvre réunit son propre corps, des projections d’images et… du sel. Cette matière, dont près de 50 kilos ont été déposés à la Galerie de l’UQAM, lui est primordiale, tant son état imperceptible dans l’eau sert de métaphore aux récits noyés depuis la colonisation de l’Afrique.
Malgré la distance
La COVID n’a pas eu de conséquences fâcheuses sur Momenta. Elle laisse néanmoins son empreinte : le montage de la plupart des 15 expositions s’est fait sans les artistes, sans Stefanie Hessler.
Celle-ci, engagée peu avant mars 2020, a même fait sa sélection à distance. Un mal pour un bien, reconnaît Maude Johnson.
« Communiquer par Internet a permis de se voir plus souvent, alors que [si Hessler était venue], on n’aurait eu qu’une semaine pour visiter les ateliers et moins d’espace mental pour les [assimiler] », commente-t-elle.
Pour Audrey Genois, la distance a paradoxalement rapproché les gens. Une grande confiance s’est développée. « Ce qui est difficile, c’est là, au montage. Oui, on peut envoyer des photos, mais ce n’est pas pareil. Sauf qu’on arrive à le faire, dans la complicité. C’est beau de le voir se concrétiser. »