Le passé à l’impératif du présent au CCA

Quel destin donner aux archives ? Comment s’assurer qu’elles ne restent pas lettres mortes, utilisées que par quelques chercheurs en quête de notes de bas de page… Bien sûr, on caricature. Mais la question se pose et pèse concrètement, matériellement, de tout son poids. L’archive peut-elle se dévoiler plus librement que comme un boulet, un amoncellement souvent étouffant de documents ? Et comment s’assurer que l’archive ne soit pas avant tout une relique de la vie du créateur ?
En littérature, le domaine de la critique génétique de l’oeuvre tente de redonner vie aux documents, mais souvent elle réitère une approche érudite anachronique. La question de l’archive se pose dans bien des musées et des bibliothèques, qui trouvent parfois des réponses judicieuses. Cela fait quelques années qu’à Montréal, le centre Artexte et le Musée McCord innovent en cette matière, invitant chercheurs et artistes à effectuer des mises en scène avec leurs archives.
Cette question interpelle aussi le Centre canadien d’architecture (CCA),dépositaire du considérable fonds d’archives de l’« anarchitecte » Gordon Matta-Clark (1943-1978). Le CCA a décidé de consacrer sa salle octogonale à une trilogie d’expositions mettant en scène ces documents. Elle se déroulera jusqu’en mai 2020. Une entreprise qui nous montre comment des musées — de nos jours de plus en plus soumis à la domination de l’expo-spectacle-blockbuster — peuvent encore incarner une recherche intellectuelle. La chose est plus rare qu’on peut le croire…

Le premier volet de cette trilogie a été confié au commissaire Yann Chateigné, professeur à la Haute École d’art et de design de Genève. Il n’a pas voulu simplement montrer ces documents sous l’angle des réalisations effectuées par la suite… Cette installation permet d’en apprendre plus sur des projets non réalisés ou un peu oubliés, mais aussi sur les livres que Matta-Clark lisait, sur ses notes. Ce ne sont donc pas les célèbres découpes de bâtiments du créateur qui sont ici la vedette. Cette exposition a le bonheur de redonner une présence à la pensée et aux recherches multiples, foisonnantes de l’artiste.
Citons le commissaire : « Cette exposition, en somme, plutôt que de penser les archives de Gordon Matta-Clark comme un ensemble d’indices pointant vers un passé perdu, envisage l’oeuvre de l’artiste comme un ensemble de fragments actifs, dont l’alchimie particulière recèle autant de vecteurs tournés vers l’avenir. » Et la question de l’alchimie n’est pas évoquée au hasard. Matta-Clark lisait beaucoup de livres portant sur ce sujet. Sa pensée et ses oeuvres pourraient même être relues à l’aune de cette passion. C’est le cas de Photo-Fry (1969), série de polaroids frits, transmutés en icônes mystérieuses, couvertes d’or.
La démarche de Matta-Clark en sort entourée d’une aura presque magique, sans être pour autant sacralisée. Il faut dire que la vie brève de Gordon Matta-Clark avait elle-même des allures de conte de fées, ou de féetauds — le pendant masculin —, un conte à la fin malheureusement dramatique. Filleul de l’« anartiste » Marcel Duchamp, beau-fils du galeriste Pierre Matisse — lui-même fils d’Henri Matisse — et fils du peintre surréaliste Roberto Matta, Matta-Clark avait donc vu de bonnes fées se pencher sur son berceau.
Durant la dizaine d’années où il créa — il est mort d’un cancer fulgurant du pancréas à 35 ans —, ce grand artiste-architecte a su développer une oeuvre bien différente de celles qui se faisaient à son époque. Et une des vertus de cette petite expo est de nous en apprendre beaucoup sur des aspects moins connus de sa pensée. Différentes parties le font avec finesse. Celle sur les Réseaux, comme base de l’architecture et de la société, insiste sur l’interdépendance des systèmes artistiques, mais aussi de l’humain et de la nature. Celle sur les Espaces intérieurs montre comment la notion d’espaces émotionnels a toujours été pour lui liée à sa vision de l’espace extérieur et à sa pratique en art social. Cette exposition souligne avec vivacité comment l’oeuvre de Matta-Clark était vivante.
Depuis quelques années, Matta-Clark semble intéresser avec une nouvelle intensité le monde de l’art et des musées. L’an dernier, le Bronx Museum, aux États-Unis, puis le Musée du Jeu de Paume à Paris lui consacrèrent leurs espaces. Et les ouvrages sur son oeuvre se multiplient. Cet intérêt réaffirmé dévoile certainement un malaise dans le milieu de l’architecture, dévoré depuis des années par les « starchitectes », les mégaprojets, les gratte-ciel toujours plus ambitieux, le clinquant. Comme dans le milieu des arts visuels, le bling-bling pour riches désoeuvrés l’emporte.
Cela explique peut-être pourquoi la figure de Matta-Clark nous fascine autant, plus de 40 ans après sa mort. Il est le symbole de notre époque qui se cherche en dehors de la mercantilisation à outrance de l’art et de l’architecte. Il incarne cette seconde moitié du XXe siècle où certains voulurent faire éclater les cloisons entre disciplines, entre individus, entre classes. Cette exposition participe à cette interrogation nécessaire de notre époque, où ces idéaux ont été trahis.